William Forsythe, un rénovateur classique
Année 1987. Un chorégraphe américain de trente-sept ans, William Forsythe, électrise Paris avec une création vertigineuse, qui voit les jeunes danseuses et danseurs du Ballet de l’Opéra pousser la technique classique dans ses retranchements. Le Monde y lit une rupture profonde : aux yeux de la critique du journal, Marcelle Michel, In the Middle, Somewhat Elevated « fait basculer la danse classique dans l’après-Balanchine ».
La nouveauté radicale des œuvres que propose alors Forsythe va lui donner en quelques années la réputation d’un rénovateur du ballet. En rupture avec les esthétiques néoclassiques qui ont dominé jusqu’alors le XXe siècle, notamment l’abstraction rigoureuse de George Balanchine, il entraîne la danse classique dans d’autres directions. Il se joue d’abord du vocabulaire académique – non pas en s’en éloignant, mais en transformant sa syntaxe tout en flirtant avec le déséquilibre. Les codes scéniques du ballet sont également bousculés. La danse survient de partout, sans hiérarchie, à la manière de Merce Cunningham, en se parant souvent d’une théâtralité postmoderne, mêlant vignettes absurdes et références artistiques ou historiques.
Une formation tardive mais fulgurante
Rien ne semblait pourtant destiner le jeune Forsythe à un parcours aussi fulgurant dans le milieu classique. Contrairement à la grande majorité des danseurs et chorégraphes de ballet, qui commencent leur formation technique dès l’enfance, il ne prend son premier cours de danse classique qu’à l’âge de dix-sept ans ; s’il étudie plusieurs instruments pendant son adolescence à Long Island, sa famille ne le soutient pas dans son désir d’apprendre la danse, malgré une passion précoce pour la comédie musicale et des formes populaires comme le twist. C’est à l’université de Jacksonville, où il s’inscrit en théâtre et histoire de l’art, que Forsythe découvre les studios du département d’études chorégraphiques. Très vite, il crée ses premières petites pièces pour d’autres étudiants, avant d’obtenir en 1969 une bourse pour la Joffrey Ballet School, alors située à New York. Là, il rattrape le temps perdu avec voracité. Soir après soir, il assiste aux spectacles du New York City Ballet, la compagnie de Balanchine, et fait bientôt ses premières apparitions sur scène avec le Joffrey Ballet, dans des petits rôles dévolus aux étudiants. Au lieu de rester aux États-Unis, où les compagnies classiques sont alors en plein essor, Forsythe va rapidement traverser l’Atlantique. En 1973, il décroche le seul contrat offert lors d’une audition à New York du Stuttgart Ballet, reconnu pour sa créativité sous la direction du chorégraphe John Cranko. Si le décès soudain de ce dernier – dans l’avion qui devait le ramener en Allemagne – laisse la compagnie en état de choc, Forsythe trouve malgré tout à Stuttgart des conditions propices à son épanouissement artistique. Chaque année, la compagnie propose des ateliers chorégraphiques dans lesquels les danseurs sont invités à expérimenter. Ce système, relativement rare à l’époque, encourage l’émulation créative ; deux autres chorégraphes majeurs, Jiří Kylián et John Neumeier, en bénéficient à peu près en même temps que Forsythe. Urlicht, sa première pièce d’envergure dans ce cadre, fait si forte impression en 1976 que la directrice du Stuttgart Ballet, Marcia Haydée, lui propose immédiatement de devenir l’un des chorégraphes en résidence de la compagnie. De plus en plus sollicité, il abandonne après quelques années sa carrière de danseur pour se consacrer à la chorégraphie, et prend en 1984 la tête du Ballet de Francfort.
La danse classique comme terrain d’expérimentation
Là s’ouvre une période extrêmement faste de son développement artistique. Forsythe multiplie les créations ambitieuses avec une troupe d’interprètes voués à son travail, qui lui permet de développer pleinement son style. Artifact (1984), déjà, associe une virtuosité classique poussée à l’extrême – un corps de ballet rigoureux, des solistes saisissants – et des vignettes théâtrales évoquant l’histoire de la danse, à commencer par un personnage féminin en robe et perruque du XVIIIe siècle, qui invite les spectateurs à entrer dans l’œuvre avec des gestes à l’élégance baroque. « Bienvenue dans ce que vous pensez voir », ajoute-t-elle, avant de se lancer dans d’énigmatiques monologues. Impressing the Czar, qui absorbe en 1988 In the Middle, Somewhat Elevated dans un triptyque plus large – avec quelques clins d’œil au ballet impérial qui a su « impressionner le tsar » – fait également date. Suit une autre création sur la musique électronique de Thom Willems, Enemy in the Figure, aujourd’hui au répertoire du CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin. Comme souvent chez Forsythe, le chaos et l’anarchie semblent sans cesse menacer la géométrie du ballet ; dans Enemy, la danse est gagnée par les ombres qui s’étendent dès que le projecteur principal, manœuvré par les interprètes sur scène, se détourne. Un mur ondulé traverse la scène en diagonale, comme pour mieux cacher certains interprètes. Lorsqu’ils font à nouveau irruption, dans des séquences tantôt calmes, tantôt effrénées, leur technique se transforme en terrain d’expérimentation chorégraphique. Celle-ci a lieu pour partie en direct, puisque 20 à 30 % d’Enemy in the Figure est improvisé sur scène – non pas librement, mais à partir d’un entraînement précis en studio et de paramètres prédéfinis à l’avance. Codifiées sous le nom d’improvisation technologies et diffusées sous forme de CD-ROM à partir de 1999, ces méthodes ont permis à Forsythe de transmettre sa vision du mouvement classique comme une matière flexible – chaque point du corps pouvant devenir moteur du mouvement – à des générations d’interprètes. Selon les œuvres, cette approche prend de nouvelles couleurs théâtrales : dans Quintett (1993), la répétition lancinante de « Jesus’ Blood Never Failed Me Yet », morceau de Gavin Bryars, évoque en creux le deuil. Trio (1996) souligne la construction physique du mouvement, avec trois interprètes qui désignent des points – genou, coude, cou – avant de les articuler progressivement dans des phrases complexes, dans une collaboration ludique. Les méthodes de Forsythe, qui associent souvent les danseurs au processus de création et leur offrent une autonomie dans le travail, se prêtent également au développement de talents chorégraphiques au sein de sa troupe. Crystal Pite, David Dawson, Helen Pickett ou encore Jacopo Godani se sont notamment lancés dans de fructueuses carrières internationales après avoir été ses interprètes.
Vers de nouveaux horizons... classiques ?
Au début des années 2000, Forsythe s’éloigne toutefois temporairement de l’héritage classique. Il quitte en 2004 le Ballet de Francfort pour fonder la Forsythe Company, une plus petite compagnie composée d’interprètes expérimentés, qui lui fournissent une matière chorégraphique spécifique à leurs corps, parfois associée à du texte ou du chant. Son retour au ballet dix ans plus tard surprend nombre d’observateurs : en 2015, il choisit de dire adieu à sa compagnie permanente pour travailler à nouveau avec des compagnies classiques de répertoire. Dans Blake Works I, création pour le Ballet de l’Opéra national de Paris qui inaugure cette nouvelle phase de sa carrière, il réaffirme avec force la vivacité du vocabulaire classique, déployé et recomposé avec fraîcheur sur des chansons de James Blake. Suivront Blake Works II, III, IV, V… Avec justaucorps, collants et pointes, Forsythe a retrouvé aujourd’hui tous les marqueurs d’un milieu chorégraphique qu’il a largement contribué à bousculer tout au long de sa carrière – sans cesser de l’aimer.
Laura Cappelle est journaliste, critique de danse et sociologue. Professeure associée à l’université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé le livre Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil) et publié en 2024 Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions) et Une histoire dessinée de la danse (avec Thomas Gilbert, Seuil). Elle est chercheuse associée au CCN•Ballet de l’OnR.