Le saut de l’ange
Les Ailes du Désir de Wim Wenders n'est pas seulement un beau film émouvant, c'est aussi un grand moment de cinéma avec son pouvoir magique et sensible de créer l'enchantement et l'émerveillement auquel nous aspirons. En cela, il nous renvoie à la part d'enfance qui nous anime et nous hante, dès qu'en naissant, nous sommes projetés depuis un paradis perdu dans la vie ; une part d'enfance qui, le temps de l'existence, s'évapore progressivement, mais dont le souvenir demeure avec obstination. Wim Wenders réussit le pari de réveiller la voix intérieure de l'enfant que nous étions et dont le souvenir passé n'en finit pas de passer.
Le cadre du film est Berlin, à quelques mois de la chute du Mur. Le film, sorti à l'automne 1987, nous présente une ville marquée par les stigmates de la Seconde Guerre mondiale, qui l'ont, pour commencer, divisée en quatre zones d'occupation, puis, avec la construction du Mur, en deux zones. Cette ville divisée, on ne peut la voir pleinement qu'en la survolant, comme le font précisément les anges qui volent dans le ciel. Ces anges sont comme la lumière, invisible et pourtant indispensable à toute vision. Les humains, mortels, ne les voient pas. Seuls les enfants peuvent les voir, nous dit Wenders, tandis que les anges, eux, promènent leur regard plein de compassion sur les mortels que nous sommes, et entendent le murmure de nos pensées intérieures. Les anges immortels sont condamnés à une éternité refusée aux humains. Parfois, par leurs caresses, ils parviennent à redresser l'existence des humains. Une caresse comme un coup de main du Ciel envers celui qui est au bout du rouleau, désespéré dans le métro, blessé au bord du trottoir. Une caresse, encore, envers cette femme enceinte craignant que son enfant étouffe, envers ce vieux monsieur qui déplore que le monde risque de se noyer dans le crépuscule, et qui s'inquiète de ce que l'humanité, en perdant son pouvoir de raconter la paix, perde son enfance. Car ces anges, sont, on l'aura compris, des anges gardiens, nos anges gardiens. Il arrive cependant qu'ils ne puissent empêcher le suicide d'un jeune homme car leur pouvoir ne fait qu'effleurer notre présent. Ils savent tout, sont toujours là mais il leur manque l'essentiel, le pouvoir de ressentir des émotions, de vivre tout ce qui fait la saveur de la vie sur Terre.
Leur point de vue, selon Wenders, est certes aérien, mais toujours en noir et blanc. Aussi arrive-t-il parfois que des anges franchissent en sens inverse le seuil de l'éternité et plongent dans le fleuve du temps pour devenir humains. Jouant son propre rôle, Peter Falk, qui en son temps, a fait le saut de l'ange, s'est transformé en flocon de gentillesse et d'humour et goûte depuis aux plaisirs, en couleurs, de la vie terrestre dans ce qu'elle a à la fois de mortel et d'irremplaçable. C'est lui qui invitera l'ange Damiel (formidable Bruno Ganz), dont il devine la présence, à franchir le pas, à ne plus soupirer après le désir, pour, au contraire, l'étreindre. Car Damiel a été touché par la solitude d'une jeune trapéziste (radieuse Solveig Dommartin) en attente de l'amour. Le temps de chaque spectacle, elle vole, mais de façon limitée, de trapèze en trapèze, sous le chapiteau du petit cirque nommé Alekan. Lorsque, après le départ du cirque, la belle trapéziste se retrouve seule à Berlin où toute aventure devient possible, Damiel fait également le saut de l'ange, le précipitant non pas dans une chute, mais dans l'incarnation du temps. Il vivra l'aventure de l'amour et deviendra l'incarnation vivante de nos rêves d'enfants, ces rêves après lesquels nous courons pour que l'existence se soumette à notre imaginaire. Pour vivre nos rêves plutôt que rêver notre vie.
Avec Les Ailes du désir, Wenders, aidé par les très beaux dialogues de Peter Handke, la magnifique lumière de Henri Alekan, nous offre une merveilleuse poétique du regard qui nous transporte aux origines du désir et de l'amour. Wim Wenders propose ainsi aux autres arts, une source d'inspiration qui prolonge cette quête de poésie, en la transformant par des envolées chorégraphiques, qui sont autant de moments d'enchantement et d'émerveillement. Comme ce magnifique moment que nous offre le Ballet de l'Opéra national du Rhin avec Les Ailes du Désir.
Décembre 2020