
Donner corps aux contes
EXTRAITS DE NOTES DE TRAVAIL ET DU SCRIPT DU SPECTACLE
Comme le titre de ce spectacle destiné au jeune public l’indique, c’est dans l’atelier imaginaire de ces merveilleux conteurs que furent Jakob et Wilhelm Grimm que les enfants vont pénétrer grâce au travail de l’écrivain et artiste en résidence auprès du Ballet de l’Opéra national du Rhin, Daniel Conrod avec des danseurs-chorégraphes de la compagnie et la complicité d’Hélène Blackburn. Dans ce texte rédigé au tout début du processus des répétitions, Daniel Conrod évoque les histoires merveilleuses qui s’apprêtent à accueillir les corps et les mouvements.
Atelier parce que le mot dit ce qu’il dit, travail en solitaire ou en groupe, essais, essayages, matières, matériaux, erreurs, faire quelque chose avec ses mains et son esprit, se tromper, recommencer, progresser, être fier de son ouvrage… Grimm parce que les Contes, Grimm parce que l’oralité, Grimm parce que la langue allemande et la culture germanique, Grimm parce que l’Alsace, Grimm parce que l’enfance réelle, l’enfance rêvée ou recomposée et l’enfance de l’après-coup, Grimm parce que c’est le moyen de dire des choses tragiques en se cachant derrière de gros mensonges etc.
Ajouter #1 à L’Atelier des frères Grimm ne relève pas
d’une posture. C’est un moyen pratique de rappeler
qu’il s’agit d’un temps fort (le tout premier) à l’intérieur d’un projet au long cours visant à permettre à chacun des danseurs et à chacune des danseuses du Ballet de l'Opéra national du Rhin qui le souhaitent d’engager un pas de côté en tant que chorégraphe, assistant chorégraphe ou à la mise en scène, interprète, régisseur plateau, son ou lumière, photographe voire dramaturge…
Dans ce projet, le processus importe autant que le résultat : auto-formation, travail de groupe, improvisation, conduite de projet, pratique du débat, problématique du jeune public, travail à la table, constitution de boîtes
à outils, de routines et de protocoles, voire toutes premières
réflexions en vue d’une reconversion... Mais
« L’Atelier des frères Grimm#1 » , c’est dans notre présent
le plus immédiat un spectacle adossé à l’univers
des frères Grimm, un spectacle principalement adressé
à un public jeune ou très jeune, un spectacle en bonne
et due forme, aussi beau, aussi ambitieux que possible.
C’est notre désir. C’est notre urgence du moment, c’est
aussi un commencement : il y aura d’autres « Ateliers
des frères Grimm ».
Le public s’installe dans la salle… Ça prend du temps, un temps précieux que Grim, avec un seul M, ne peut pas se permettre de gaspiller. D’ailleurs il est à ses affaires, s’active et parle en même temps. Nous sommes dans une réserve de costumes comme il s’en trouve dans presque tous les théâtre et opéras du monde. Grim en est le responsable, l’arpenteur (comme on arpente le monde) ou le rêveur éveillé.
« Les histoires, c’est comme les gens, faut s’en occuper sinon elles se barrent dans tous les sens, elles s’ennuient, elles disjonctent, elles n’ont plus le moral... parfois même, elles meurent... » Ainsi parle Grim au début du spectacle.
DANSE LʻATELIER DES FRÈRES GRIMM
Grim : un individu à lunettes inclassable, ni jeune ni
vieux, toujours occupé, pas très grand, tout mince, fil
de fer, tendu comme un arc, on est dans son monde, les
costumes et ce dont ils sont les porteurs ou les messagers, quand il ne parle pas à voix haute et intelligible, il
se parle à lui-même plus ou moins distinctement. Grim
n’est pas gâteux. Il n’y a pas de tristesse chez Grim, pas
de mélancolie, Grim n’est pas un spectre… En dépit de
tout ce qu’il sait de la vie et du monde, de tout ce qui
lui échappe, du monde tel qu’il va, des histoires qu’il
ne contrôle pas tant que ça, il a gardé une fraicheur
d’enfant. Grim n’est pas un débris des temps révolus
condamné à l’obsolescence.
Côté costume, on veillera à n’en pas faire un huissier
ou un comptable. S’il est digne, Grim aime aussi surprendre son monde. On n’aura pas besoin d’en savoir plus à son sujet.
Un peu danseur, un peu comédien, Grim est incarné par Thomas Hinterberger. Thomas Hinterberger est Grim, Grim avec un seul M. (j’insiste sur ce point) pour ne pas le confondre avec les frères Grimm. Encore ceci : Grim a une manière bien à lui de bouger, comparable à nulle autre, parfois sautillante, parfois hiératique. C’est à ça qu’on le reconnaît de loin. Peut-être reprendre quelques détails de la Polonaise du Lac des cygnes de Radhouane El Meddeb. On ne peut pas oublier que Thomas Hinterberger est danseur dans la vie.
La scénographie ne changera guère durant les cinquante minutes et des brouettes que dure le spectacle. On est dans la réserve aux costumes. Des cartons, quatre renforcés, les autres légers légers… Cartons-maisons, cartons-châteaux, cartons-forêts, cartons-murailles, cartons-placards, cartons-tiroirs, cartons-chemins, cartons-fenêtres, cartons-écrans… Ces cartons peuvent être aussi les cubes en bois de notre enfance qu’il nous suffisait d’assembler d’une manière ou d’une autre pour qu’apparaissent telle image ou telle autre.
Des cartons donc et des portants sur roulettes avec des costumes utiles au spectacle ou pas évidemment. L’encombrement du plateau sera fonction des premières répétitions sur scène et des contraintes des quatre chorégraphies. Je n’insiste pas sur ce point. Notez cependant que parfois, il faudra ranger par-ci par-là avant de commencer un nouveau tour de piste, c’est-à-dire avant de raconter une nouvelle histoire, qu’elle soit dite ou qu’elle soit dansée. Autant que possible, ces rangements feront partie du spectacle.
De temps à autre, des choses bizarres (bruitages, chutes
ou autres) se passent dans les cintres ou sous les sièges,
elles donnent le tempo du show, ces quatre chutes
ponctuent le show , donnent le tempo , en même temps
qu’elles rappellent aux protagonistes (et au public) que
le temps est le seul véritable maître des histoires.
La musique sera une nappe sonore, un océan immobile
en apparence, et parfois tonitruant.
On l’a dit, Grim est affairé, au four et au moulin, entre
ses boîtes plus ou moins solides, il déplace, empile,
déclasse, reclasse, construit des sortes de murailles de
Chine, des maisons de Cadet Roussel, des forêts incertaines,
des châteaux en Espagne, des parcours… On le
voit aussi ranger des costumes (ou plutôt des accessoires)
dans les boîtes, déplacer les portants, changer
l’ordre des costumes sur ces portants… Tout
au fond, dans une demi-pénombre, des
silhouettes vont et viennent, essayent des
costumes, on les (les silhouettes) devine, on
les distingue, mais sans plus. Assis (sur un
banc ?) ou debout, mais plus en évidence,
des danseurs chuchotent, se disent des trucs
à l’oreille, pouffent de rire, se lèvent, s’échauffent
sans se cacher de le faire, ni s’occuper plus
que ça de la présence de Grim, rejoignent les
silhouettes, tandis que celles-ci viennent s’asseoir
à leur tour près de la lumière… Même
si elle n’est pas nouvelle, l’idée de l’échauffement
à vue (c’est-à-dire le travail du danseur
et de la danseuse) est importante tout au long
du spectacle (il faudra notamment mettre en
évidence l’usage des pointes chaque fois que possible).
Les danseurs ont toujours à faire avec leur corps. Il n’y
a pas lieu de le cacher. Il y a toujours quelqu’un qui se
prépare à quelque chose. C’est un va-et-vient tranquille.
Barbe-Bleue sera deux, je les appelle les Barbes Bleues.
Plus tard, Grim s’installe d’abord sur les marches, puis
sur un siège au milieu du public, il porte une torche
puissante avec laquelle il observe attentivement son
ouvrage et surveille les danseurs et danseuses, une
voix (celle enregistrée d’Alain Trividic)… venue du
lointain, venue de la nuit des racontars, une voix de
plus en plus franche et timbrée, raconte la drôle d’histoire de « L’os qui chante ». Vrai début formel du spectacle.
Grim se retourne. Cherche d’un côté de l’autre cette voix qui finit par se taire, prend à témoins ses voisins du public qui se retournent eux aussi… Silence. La nappe sonore devient un peu plus invasive. Elle semble venir du dessous de la salle. Grim revient de sa surprise, reprend son fil, comme s’il voulait reprendre la main, nous montrer qu’il est maître au pays des histoires, « Les histoires ne durent jamais bien longtemps, c’est à ça on reconnaît qu’elles sont de vraies histoires, elles vont, elles viennent… Les histoires nous jouent des tours… » Sur ces mots, énorme tumulte sur le plateau, impossible d’en savoir plus, le même phénomène se reproduira plusieurs fois durant le spectacle…
On voit les Barbes Bleues qui s’ébrouent, s’échauffent,
ostensiblement se préparent, installent leur petit
univers de carton-pâte (j’aimerais particulièrement
qu’elles aient leur musique avec elles) , déplacent tout
ce qui les dérange et sans attendre le moindre signal,
hop hop hop, c’est parti… Manifestement débordé
par les événements, Grim ne peut rien empêcher.
Une fois la tornade passée, il s’en retourne sur le plateau, s’occupe de ses boîtes et de ses portants, remet en place ce qui ne l’est plus… On entend vaguement qu’il se raconte à lui même le début de Barbe-Bleue, il fredonne, il siffle, « Dans une forêt vivait un homme qui avait trois fils et une jolie fille… » Grim esquisse des pas de danse. Il poursuit, « Dans une forêt lointaine et profonde vivait une femme qui avait quatre filles et un joli garçon… », etc. Par-ci, par-là, quelques mots en allemand. Comme si elles étaient encouragées par les mots de Grim, les Barbes Bleues reprennent le début de leur chorégraphie : imaginons ici simplement un marquage...
Suivront, entre autres péripéties plus ou moins maîtrisées par Grim, Petit-Frère et Petite-Soeur, Les Noces de dame Renard, L'Oiseau d'or et les Musiciens de Brême...
Tout ça ne devrait jamais s’arrêter, sauf que ça finit par
s’arrêter, lorsque Grim hurle : « C’est fi-ni !!!!! » On ne l’avait encore jamais entendu crier aussi fort, pour un
peu tout le monde sur la scène et dans ses alentours
aurait les pétoches… Ça se carapate. Finalement, comme
dans Le Maître des marionnettes, le maître des histoires
se reconnaît entre tous parce qu’il est celui qui dit quand ça commence et quand ça finit… On ne peut rien à ça.
D’ailleurs, il se passe quelque chose au même moment
qui fait qu’on n’y peut vraiment, vraiment rien…
Dans cette histoire imaginée et construite principalement avec Thomas Hinterberger, Hélène Blackburn, Stéphanie Madec-Van Hoorde, Alexandre Van Hoorde, Pierre-Emile Lemieux-Venne, Pierre Doncq, Mikhael Kinley Safronoff, Pasquale Nocera et Thibaut Welchlin, le mot « histoires » est un peu synonyme du mot costumes et réciproquement.
"En finir avec les histoires, c’est toujours
compliqué, les ranger, débarrasser
le plancher, faire ses petites comptabilités,
faire place nette, boucler le dossier,
éteindre les lumières, terminer quoi,
c’est un vrai métier…"
Grim quitte la scène qui reste vide encore quelques secondes tandis que tombe lentement la nuit sur la vie des histoires. Fin de partie (pour l’instant).
Tant de choses peuvent encore changer.