Strasbourg

Mulhouse

Colmar

Derrière le masque
02/10/2020
Opera

Derrière le masque

Entretien Marie-Eve Signeyrole, metteuse en scène


Propos recueillis par Louis Geisler

Le chef-d'œuvre envoûtant de Camille Saint-Saëns Samson et Dalila retrouve l'affiche de l'Opéra national du Rhin cet automne après deux décennies d'absence. Marie-Eve Signeyrole en propose une lecture résolument moderne dans une nouvelle mise en scène où les révolutions urbaines et les intrigues politiques se font et se défont au gré des soubresauts d'un amour contrarié.


Après plusieurs mois de fermeture et de spectacles annulés la saison dernière, les opéras et les théâtres en France reprennent leurs activités avec beaucoup de précaution et de vigilance. Les répétitions de Samson et Dalila ont démarré début septembre à Strasbourg. Comment se déroule votre travail dans ce contexte inédit et perturbé?

Chaque théâtre a son propre protocole. Celui mis en place par l'Opéra national du Rhin permet aux équipes de continuer à travailler ensemble avec des règles de protection adaptées aux différents corps de métier. L'équipe de mise en scène, les solistes et les figurants sont testés tous les lundis. Les chanteurs portent des masques chirurgicaux ou en tissu lorsqu'ils ne chantent pas. Les figurants, eux, sont masqués en permanence, de même que les équipes techniques en contact avec les artistes. Nous avons également dû adapter une partie de la mise en scène initiale. Les artistes du chœur, qui devaient être sur scène, sont finalement installés aux troisième et quatrième balcons. Il y aura une surface de protection pour éviter les projections en salle. La taille de l'orchestre est également réduite. Ces protocoles, même s'ils sont raisonnables, restent des contraintes importantes. Parler plusieurs heures durant avec un masque entraîne beaucoup de fatigue, d'autant plus lorsqu'on s'exprime dans des langues étrangères avec des interlocuteurs de différentes nationalités. C'est une situation compliquée mais chacun y met du sien et nous travaillons dans une ambiance agréable.

Qu'en est-il des contacts physiques avec et entre les chanteurs?

On ne m'a pas imposé de distance à respecter entre les chanteurs sur scène. Sur cet aspect, nous sommes dans des conditions plutôt proches de la normalité -- mis à part l'absence du chœur, qui est une contrainte énorme en soi. Je travaille beaucoup sur la gestuelle et les postures. Le positionnement d'un corps en dit long sur la psychologie d'un personnage. C'est un élément très important à travailler avec les chanteurs. Nous sommes tous testés, nous nous lavons les mains régulièrement. Nous pouvons donc préserver cet aspect du travail qui nécessite de toucher le corps de l'autre, même si nous le faisons sans doute moins que d'habitude : si l'un de nous est testé positif, tout s'arrête.

Dans ces conditions, n'avez-vous pas l'impression de travailler avec une épée de Damoclès au-dessus de votre tête?

Pour être honnête, je n'y pense pas du tout. Il n'y a pas si longtemps, nous n'étions même pas sûrs de pouvoir répéter et encore moins de jouer. Nous sommes actuellement dans une étape de travail. Je n'envisage pas encore la première. Je serais bien sûr extrêmement déçue si l'on devait s'arrêter dans une semaine et renoncer à jouer. Mais, dans ce cas, le spectacle serait a priori reporté et ces répétitions ne seraient pas perdues. Nous traversons une situation compliquée pour tout le monde. Je prends donc ces répétitions comme une chance de travailler, d'essayer toutes les idées que j'ai en tête, de rencontrer les personnages que j'ai imaginés et de les faire incarner par les chanteurs.

Parlez-nous justement de vos idées et du point de départ de votre mise en scène. Samson est un héros biblique, dont l'épopée est racontée dans le Livre des Juges. L'opéra de Saint-Saëns ne couvre cependant que l'ultime épisode de ses aventures et ne fait mention ni de ses exploits passées, ni de sa force sur-humaine.

J'ai été très étonnée par l'absence de tous ces éléments. Ce qui caractérise le héros biblique n'existe plus du tout dans le livret. Très souvent, les librettistes résument ou ne retiennent qu'un seul épisode d'une histoire. C'est problématique lorsque cet épisode ne montre pas ce qui « fait »véritablement le caractère des personnages principaux. Ici, il n'est question ni de chevelure, ni d'exploits. J'ai beaucoup réfléchi à cette absence et me suis penchée sur ce que le livret m'offrait, à savoir de l'intimité dans la sphère privée comme dans la publique. Pour moi, tous ces personnages sont reliés par une nécessité d'exister à la fois amoureusement et politiquement. Ils sont tous partagés entre ces deux pôles, que ce soit le Grand Prêtre -- que l'on sent très faible face à Dalila --, Dalila ou Samson, tiraillé entre la confiance que met le peuple hébreu en lui et son addiction à cette femme. Cela donne une matière très intéressante, qui n'est plus tournée vers l'extraordinaire ou le péplum. Samson devient un personnage plus simple et proche de nous, auquel on peut s'identifier. Il vient du peuple, il est porté par le peuple, il tombera par le peuple. Avec cet angle de lecture, Samson et Dalila devient un drame de l'intimité en politique, qui parle des liens entre l'officiel et l'officieux.


Vous avez choisi d'ancrer cette lecture politique dans un univers résolument contemporain.

C'est ma façon d'aborder la plupart des livrets d'opéra. Lorsque l'on parle de notre époque, l'histoire racontée sur scène est plus immédiate et lisible, ce qui permet finalement d'être plus à l'écoute de la musique. Étrangement, les sujets politiques dans les opéras ont très souvent une résonnance contemporaine -- signe que l'histoire se répète et que l'on avance peu. Avec Samson et Dalila, je n'ai pas l'impression d'avoir à adapter beaucoup l'action. Si l'on fait abstraction de l'histoire biblique des Hébreux et des Philistins, il est question d'un peuple d'anonymes en colère, en rébellion contre un pouvoir despotique, qui trouve dans ses rangs un individu capable de le galvaniser et de l'emmener quelque part. Dans notre mise en scène, Dagon est le président d'un parti conservateur, alors que Samson est le chef de fil d'un mouvement d'insurgés. Il n'est pas nécessaire de chercher bien loin des sources d'inspiration. Il suffit de songer aux rébellions en Afrique du Sud et au Chili, aux révoltes à Hong Kong, en Ukraine et en Biélorussie ou encore aux manifestations en Europe et aux États-Unis. Je me suis inspirée de toutes les révolutions démocratiques actuelles pour concevoir ma mise en scène.

Dans le livret, le peuple hébreu invoque à plusieurs reprises son alliance avec Dieu après s'être plaint de son abandon. Cette idée d'alliance fondatrice mise à mal, on la retrouve actuellement dans la notion de «rupture du pacte social» au cœur de nombreuses manifestations.

Absolument. Les premiers mots des Hébreux sont une demande de pardon adressée à leur dieu pour avoir fauté. Il y a cette idée assez répandue qui veut que les peuples soient les uniques responsables de leur condition. Lors des manifestations en France l'an dernier, on a souvent entendu qu'il fallait souffrir pour avancer économiquement ou socialement. Je pense que la réalité est plus complexe. Dans le premier acte, Samson libère les Hébreux des Philistins aussi bien que d'eux-mêmes. Il les délivre de leur condition de peuple censé souffrir et porter la marque d'un pêché éternel. Je trouve cette notion de culpabilité présente dans de nombreuses religions extrêmement lourde. Elle empêche les individus de s'émanciper et de se responsabiliser.


Si le Samson biblique n'a rien à envier à Achille ou Hercule, l'opéra de Saint-Saëns vous a donné la liberté de construire et développer un personnage très loin de cet archétype héroïque.

Samson est presque un antihéros dans ma mise en scène. Il n'est pas doté d'une force physique herculéenne -- cet aspect n'apparaît pas dans le livret -- mais d'une force mentale capable de galvaniser un peuple. Cela permet d'en faire un personnage moins caricatural. J'ai imaginé un homme issu du peuple qui a perdu au cours d'une manifestation l'usage de ses jambes -- et donc de sa force physique, ce qui permet de faire référence à la « pré-histoire » de Samson. Il décide de se masquer en clown pour se moquer du pouvoir en place. Il va réunir autour de lui un mouvement d'insurgés qui vont à leur tour se grimer.

Que représente ce masque?

Ce masque est le moyen d'unir le peuple avec un même visage. Grâce à lui, Samson fait corps avec la foule. Il est inspiré par celui du Joker dans le film de Todd Phillips avec Joaquin Phoenix dans le rôle-titre. C'est un symbole grinçant et amer. Son sourire est terrible mais il donne également un signe d'espoir. En cachant l'identité de Samson, il permet de faire de son véritable visage le fameux secret qui obsède tant Dalila.

Et Dalila, qui est-elle dans cet univers?

Elle est la seule femme dans cette fourmilière masculine. Elle est très souvent représentée comme un personnage manipulateur, animé par un désir de vengeance ou un obscur secret... À la première lecture, le livret la présente comme une caricature de la « séductrice orientale » exécutant une danse au milieu des prêtresses de Dagon. J'ai décidé d'en faire un personnage réellement amoureux, tiraillé entre sa vie privée et sa vie publique.

Samson l'aime-t-il du même amour?

Samson est tout aussi tiraillé. Ils ont le même nœud à résoudre mais réagissent de manière différente. Ensemble, ils sont incapables de se réaliser dans leur destin personnel. L'un appartient au peuple hébreu, l'autre aux Philistins... C'est un drame très moderne et universel. J'ai le sentiment que Samson essaie de la quitter à chacune de leur rencontre sans y parvenir. Elle lui renouvelle sa confiance mais tout cela l'abîme. Elle finit par renoncer et le livrer à ses ennemis.Musicalement, le duo de Samson et Dalila à l'acte II est pour moi l'expression d'un sentiment sincère. Dalila est animée par un amour blessé, avec toute la violence que cela suppose.


Le peuple des Hébreux constitue un personnage à part entière. Leur absence de l'espace scénique doit, j'imagine, représenter un véritable défi pour vous.

Le protocole sanitaire ne nous permet pas d'avoir les artistes du chœur sur scène. Le peuple originellement incarné par le chœur est désormais incarné par la salle. L'idée est d'avoir une confusion entre la voix du peuple et la « voix du public » -- en réalité celle des artistes du chœur enveloppant les spectateurs tout autour de la salle. C'est une configuration intéressante. On se retrouve avec un Samson tribun s'adressant à la foule qui lui fait face. Acoustiquement, cela sera quelque chose de totalement inédit pour cet opéra.

Vous êtes une artiste de l'image. La vidéo est un élément important de vos spectacles. C'est aussi le cas dans cette nouvelle production.

Il devait y avoir moins de vidéo dans le projet originel. Le décor avait été conçu pour être habité par la masse du peuple, mais au lieu d'avoir 52 artistes du chœur sur scène, je n'ai finalement que 16 figurants. Nous avons dû repenser tout l'aspect visuel du spectacle. Nous avons décidé de découper l'espace pour créer plusieurs lieux clos, visités par les principaux protagonistes. Il s'agit d'évoquer à la fois la sphère privée et la sphère publique. Je me suis inspirée de l'esthétique des séries télévisées politiques que les gens avalent non-stop. Personnellement, je préfère aller au cinéma mais j'ai eu l'occasion de regarder la série danoise Borgen et quelques épisodes de House of Cards. Toutes les deux ont une façon de lier le politique et l'intime de manière très intéressante. L'un et l'autre s'y influencent mutuellement. Tout comme dans Samson et Dalila. La suppression du chœur sur scène permet finalement de travailler sur ce genre qu'est la série politique. J'ai invité deux opérateurs de caméras mobiles à habiter l'espace comme de véritables protagonistes. Ils apportent à chaque scène un regard différent, tantôt objectif, tantôt subjectif. Cela permet également de faire du public un témoin qui en sait plus que les personnages. Les caméras permettent de créer tous ces points de vue et d'interroger ce qui se passe dans chaque scène. Leur présence pousse les chanteurs à redéfinir leur façon de travailler, à avoir des postures moins opératiques, des gestes plus délicats et précis, à être encore plus impliqués scéniquement dans les enjeux des autres personnages.

Quel est votre rapport personnel avec cette musique qui vous accompagne depuis des mois?

J'ai eu un véritable coup de cœur pour la musique composée par Saint-Saëns. Il y a dans chaque scène une ambiance, une couleur et un rythme uniques. On passe en permanence d'une atmosphère à une autre. Comme une sorte de montage très efficace d'univers différents. Prenez le long duo de Samson et Dalila au deuxième acte : aucun moment ne ressemble à un autre. C'est très intéressant pour la psychologie des personnages. Cette musique est aussi extrêmement cinématographique, et ce dès l'ouverture. J'ai d'ailleurs proposé à la cheffe d'orchestre Ariane Matiakh de débuter chaque acte par cette ouverture, comme le générique d'un nouvel épisode d'une série politique centré sur un personnage en particulier.

Propos recueillis en septembre 2020