Au son du souffle de mon amour
Entretien avec Philip Venables, compositeur
Avec 4.48 Psychosis du compositeur anglais Philip Venables en création française, l’Opéra national du Rhin vous propose de découvrir en ouverture de saison une oeuvre... contemporaine forte, déchirante, qui évoque la solitude et la dépression. Cette production du Royal Opera House de Covent Garden connut un accueil public extraordinaire en 2016, tout comme lors de sa reprise l’année dernière. L’œuvre de Venables confirme avec force notre certitude que l’opéra peut évoquer avec éloquence et pertinence les maux de la société actuelle. Adaptation de la dernière pièce de l’auteure anglaise Sarah Kane, 4.48 Psychosis bénéficie, grâce à Ted Huffman, d’une mise en scène qui est, par son efficacité, son formalisme et sa fluidité, au plus proche des intentions du compositeur. Le chef d’orchestre Richard Baker dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg.
Sarah Kane a marqué en profondeur le théâtre anglais et plus largement européen avec ses cinq pièces. 4.48 Psychosis est sa dernière œuvre qui ne fut créée qu’après son suicide en 1999. Qu’est-ce qui vous a attiré en premier lieu dans cette œuvre au point d’avoir décidé d’en faire le livret de votre premier opéra ? À vrai dire, lorsque j’ai reçu la commande d’un opéra de la part du Royal Opera House, j’ai tout d’abord pensé travailler à partir du texte original d’un auteur avec lequel j’aurais collaboré activement. J’ai passé une année à essayer de rencontrer des écrivains, des auteurs de théâtre qui m’intéressaient, à discuter avec eux. Pour différentes raisons, aucune de ces possibles collaborations n’a abouti. Puis un jour j’ai assisté à une représentation de 4.48 Psychosis réalisée par des étudiants. Je connaissais évidemment ce texte de Sarah Kane mais de l’entendre à nouveau alors que j’étais dans cette réflexion, dans cette recherche de ce que pourrait être le livret de mon premier opéra a été une révélation. Au cours de cette représentation, je me suis rendu compte que tout ce que je recherchais dans une collaboration avec un auteur était présent dans ce texte. Avant toute chose, on n’y trouve pas une narration classique linéaire avec une histoire et différents personnages. La pièce est très formalisée, structurée et contient une grande variété de types de textes, des moments profondément poétiques, des descriptions banales d’une certaine manière et des passages presque abstraits. En résumé, ce qui m’a tout d’abord attiré dans 4.48 Psychosis, c’est sa forme, plus que son contenu psychologique, bien que cet élément ait évidemment beaucoup d’intérêt.
C’est donc l’écoute de ce texte que vous connaissiez par ailleurs qui vous a permis d’en prendre toute la mesure et surtout le potentiel formel ? Oui, absolument et je me suis demandé aussi pourquoi dès lors je prendrais d’une certaine manière le risque de poursuivre l’idée d’une collaboration alors que ce texte magnifique était là, disponible. J’ai donc proposé à la direction du Royal Opera, malgré ses réticences car tout le monde savait que toute adaptation de l’une des cinq pièces de Sarah Kane avait été systématiquement refusée jusqu’alors, de simplement demander aux ayants droits l’autorisation de faire de cette pièce un opéra. Je suis donc entré en contact avec Simon Kane par l’intermédiaire de son agent et lors d’une rencontre il m’a dit « oui » assez rapidement. Rétrospectivement, je pense avoir été au bon endroit au bon moment et avoir demandé l’autorisation pour la pièce la plus pertinente pour en faire un opéra.
Ce qui frappe immédiatement à l’écoute de votre opéra, c’est le travail que vous avez réalisé pour les voix à partir de la pièce, en en respectant totalement le texte, avec notamment cette multiplication de couches vocales qui parfois se superposent, le chant, le texte parlé, la voix pré-enregistrée. Un ensemble de couches sonores pour dire la complexité psychologique de la figure féminine. Pouvez-vous nous préciser ce qui vous a conduit vers cette forme ? J’aime travailler avec les textes depuis de nombreuses années et la présence de la voix n’a cessé de croître dans mes compositions. J’ai souvent intégré des chanteurs, des vocalistes ou la voix des instrumentistes dans mes concerts. Si 4.48 Psychosis est mon premier opéra, j’ai eu l’occasion à de nombreuses reprises de travailler par le passé sur des formes opératiques courtes lors de workshops et j’ai toujours cherché à comprendre comment il était possible de combiner des textes chantés et des textes récités. J’aime énormément aller au théâtre, probablement même plus que d’assister à un spectacle d’opéra. Il y a cette immédiateté et une efficacité sur scène malgré la complexité de l’histoire qui y est racontée, les sujets politiques ou intimes qui y sont abordés, qu’on trouve à vrai dire très rarement à l’opéra. Avec la pièce de Sarah Kane, j’avais donc un matériel idéal pour ce type d’approche. Réalité et imaginaire, présent et souvenirs se mêlent dans le texte. Ce sont des couches qui se superposent que j’ai essayé de traduire de différentes manières avec notamment des voix pré-enregistrées, le chant, le texte récité, etc. On trouve évidemment dans le texte même de Sarah Kane, qui est extraordinairement musical et polyphonique, ces différentes voix même s’il n’est question au final que d’une seule voix de femme.
Est-ce qu’au moment où vous prenez la décision de travailler sur 4.48 Psychosis le choix de Ted Huffman pour la mise en scène avait déjà été fait ? Non. Ted est un très bon ami. Nous nous connaissons depuis 2012 et nous avions le souhait de travailler ensemble depuis longtemps. Sa carrière de metteur en scène est désormais très importante, peut-être que lors des conversations que nous avons eues en 2014, elle ne l’était pas encore à ce point. Le Royal Opera avait l’idée tout d’abord de proposer une collaboration à une grande metteuse en scène, ce qui était a priori une très bonne idée et qui me plaisait beaucoup. Cela ne s’est pas fait et compte-tenu de tout ce que nous avons vécu, Ted et moi, lors de l’aventure de cette création, je suis évidemment ravi qu’il ait pu en assurer finalement la mise en scène. J’avais réellement besoin de travailler avec un artiste dans lequel j’avais toute confiance. Et objectivement, c’est une œuvre qui était très difficile à mettre en scène, en raison de sa forme et parce que j’étais légèrement en retard dans le rendu de la composition. Difficile aussi car il s’agit d’un opéra pour un ensemble de six chanteuses qui ne pouvaient répéter individuellement ; elles devaient apprendre la partition ensemble. Bien évidemment, la présence de pré-enregistrements ne simplifia pas le processus et la mise en place des différentes couches sonores. Ce furent cinq semaines de création extrêmement intenses. Et Ted a vraiment été extraordinaire.
A-t-il été un partenaire pour vous au moment de l’écriture musicale ? Oui et non. C’est plus ou moins une année avant la création de l’opéra que j’ai eu la confirmation que Ted allait le mettre en scène. J’avais donc déjà pris d’importantes décisions comme, par exemple, le nombre de chanteuses que je souhaitais et j’avais fait les choix dramaturgiques majeurs que cette pièce exige. Mais avec lui ce sont des détails dramaturgiques importants, scène après scène, que j’ai évoqués. J’ai partagé avec lui des idées que j’ai abandonnées grâce à nos conversations. Disons que dès qu’il a été décidé qu’il mettrait en scène 4.48, nous avons parlé quotidiennement du projet jusqu’au dernier jour des répétitions.
La présence du texte dans la production est spectaculaire. La projection des mots de Sarah Kane sur le décor selon un mode très particulier, absolument musical, était-elle à votre esprit au moment de l’écriture musicale ? Oui, absolument. Et tout était très clairement défini avant le début des répétitions. Le rythme d’apparition des mots, à quel endroit, à quel moment, tout était précisément mentionné dans la partition. J’avais été particulièrement intéressé par une œuvre de l’artiste Ignas Krunglevicius que j’avais vue à Berlin en 2013 dans laquelle les mots sont projetés selon un certain rythme. Le souvenir de cette performance était présent à mon esprit pendant mon travail.
Les deux percussions sont des présences fortes dans votre opéra et elles sont visuellement impressionnantes dans le spectacle. Et elles sont précisément associées à la projection du texte. Il n’y a que quelques scènes dans l’opéra où nous avons des personnages et il était absolument clair pour moi qu’elles ne devaient pas être chantées. Les percussions, les tambours, rythment donc en effet l’apparition du texte. C’est une idée qui m’est venue très rapidement. Et j’ai tenu à ce que les deux percussionnistes soient deux femmes et qu’elles soient vêtues comme les chanteuses sur scène. Dans ces moments du spectacle, où la voix est absente, ces deux musiciennes sont les protagonistes. Elles prolongent d’une certaine manière la scène.
Vous m’avez beaucoup parlé de la forme du texte de Sarah Kane, mais peu de son contenu. Or il me semble important. Est-ce que ce contenu a eu aussi un rôle majeur dans les choix formels que vous avez faits ? Je n’ai pas voulu écrire un opéra sur la dépression. C’est le texte qui m’a inspiré plutôt qu’un contexte plus large ou, disons, le contenu politique. Dans la pièce comme dans l’interprétation que j’en ai fait, il y est beaucoup question d’amour. De l’envie d’être heureux, du besoin et de la recherche d’un amour, parfois d’un amour impossible et de ce qui se passe lorsque nous ne savons ou ne pouvons pas le trouver. S’y révèle aussi un regard profond et paradoxal sur la vie, mais j’ai de la difficulté à mettre des mots sur ce que je ressens. Ces émotions, ces contradictions ne nous sont pas inconnues même si nous ne les avons pas éprouvées de manière aussi extrême.
Pouvez-vous évoquer en quelques mots votre collaboration avec le chef d’orchestre Richard Baker avec lequel vous aviez déjà travaillé à plusieurs reprises auparavant ? C’est à vrai dire grâce à Richard que j’ai fait la connaissance de Ted. Richard suit effectivement mon travail depuis longtemps. Il a enregistré la presque totalité des pièces de mon premier cd. C’était donc une chance de l’avoir auprès de moi pour la création de l’opéra. Il y avait tellement d’éléments musicaux différents à associer, à rassembler pendant les répétitions que personne ne savait vraiment si cela allait marcher. Son engagement pour permettre à l’ensemble d’exister selon ma vision a été essentiel.
Vous avez insisté sur votre intérêt pour le théâtre. Alors que vous êtes sur le point de créer votre deuxième opéra – la création mondiale à Philadelphie aura lieu précisément le soir de la création française de 4.48 à Strasbourg ! –, vous donnez le sentiment que ce genre est un art contemporain à part entière et qu’il peut en ce début de xxie siècle nous toucher intensément. C’est absolument évident pour moi ! Et j’espère que le public qui découvrira 4.48 en aura lui aussi la confirmation. J’aime profondément le chant. La voix est un instrument extraordinaire. Et je crois qu’en développant de nouveaux types de narration nous découvrons des possibilités extraordinaires. Un opéra traditionnel contenant une série de personnages qui existent sur scène par les chanteurs qui les interprètent a fait ses preuves. Mais je crois qu’il y a encore beaucoup d’autres possibilités formelles pour raconter une histoire. C’est ce que j’ai essayé de faire avec 4.48 et c’est ce que j’ai développé, d’une autre manière, dans mon prochain opéra.
Pouvez-vous nous en dire plus à son sujet, au niveau de sa forme et de son contenu ? Ted est non seulement le metteur en scène de ce nouvel opéra mais également l’auteur du livret. La formation musicale est très réduite : 4 violoncelles et 2 chanteurs, un soprano et un baryton. L’histoire est basée sur des faits réels dont nous avons exploré nous-mêmes tous les détails grâce en particulier à des interviews. L’opéra raconte l’histoire de deux adolescents russes, Denis et Katya, qui ont donné le titre à l’œuvre. Ils ont fugué. Quelque chose dans leur histoire fait penser à une version contemporaine de Romeo et Juliette ou de Bonnie et Clyde. Amoureux, âgés de quinze ans, ils ont tout quitté car les parents n’approuvaient pas leur relation. La mère de la fille a appelé la police pour déclarer que sa fille était l’otage de ce garçon alors qu’elle savait très bien que ce n’était pas vrai. Trois jours après leur fugue, ils ont été retrouvés morts. Personne ne sait exactement ce qu’il s’est passé. Est-ce que la police les a tués ou se sont-ils suicidés ? Durant toute leur fugue ils ont publié des vidéos sur les réseaux sociaux. Il était donc évident que la mère avait menti. Et le monde entier était au courant qu’il n’était pas du tout question de kidnapping. Nous avons dans cet opéra toute une série de personnages proches des adolescents qui s’expriment à la troisième personne, un voisin, un enseignant, un journaliste, etc. Tous évoquent ce qui s’est passé de leur point de vue. Donc nous avons délibérément décidé de ne pas théâtraliser les figures de Denis et Katya. Nous nous sommes beaucoup posé de questions sur le voyeurisme, sur le fait de créer un opéra à partir de ce fait réel, des questions qui apparaissent dans l’œuvre finale. Beaucoup de couches narratives sont donc convoquées et les deux chanteurs doivent, en un temps extrêmement bref, être capables de changer de narrateur. Voilà en quelques mots ce que sera Denis and Katya que le public français pourra découvrir dans le futur puisque l’Opéra de Montpellier est l’un des coproducteurs.
Traduction de l'anglais par Christian Longchamp