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24/08/2021
Opera

Hommage à André Tubeuf


Alain Perroux, directeur général

Écrivain, enseignant, musicographe, critique, philosophe... La tête nous tourne et notre cœur balance quand il s'agit de désigner le métier qu'exerça André Tubeuf. Le 26 juillet dernier, cette importante personnalité du monde musical français nous quittait à l'âge de 90 ans. Établi depuis de nombreuses décennies en Alsace, jadis professeur de philosophie au lycée Fustel-de-Coulanges, spectateur fervent de l'Opéra de Strasbourg et rédacteur des notices de ses programmes, chroniqueur et auteur de livres qu'il publiait infatigablement, André Tubeuf semble avoir vécu plusieurs vies en une seule.

Né à Smyrne (aujourd'hui Izmir en Turquie) le 18 décembre 1930, André Tubeuf vient s'installer après la guerre à Paris, où il effectue ses études de khâgne au Lycée Louis-le-Grand avant d'entrer à l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Après avoir obtenu son agrégation de philosophie, il enseigne cette matière à Strasbourg de 1957 à 1992, marquant durablement les esprits de dizaines d'étudiants. Dans les années 1970, il est conseiller au ministère de la culture sous Jacques Duhamel puis sous Michel Guy. A cette époque-là, il commence à donner d'innombrables conférences et à écrire dans de nombreux périodiques dont Le Point, Harmonie et, plus tard, Classica. Au fil des ans, sa voix fait de plus en plus autorité, et son influence sera déterminante pour le développement de nombreuses vocations dans le domaine de l'opéra, notamment celle de Nicolas Joël, metteur en scène et directeur du Capitole de Toulouse puis de l'Opéra de Paris.

Qu'on me permette une parole plus personnelle. Pour moi, le nom d'André Tubeuf a d'abord été rattaché à un style inimitable. Adolescent, je me souviens avoir lu avec admiration ses chroniques dans le magazine Diapason ou dans la revue L'Avant-Scène Opéra. Son style était reconnaissable entre mille, savant mélange de phrases aux contours presque «parlés», mais scandées par un usage théâtral de la ponctuation et portées par les soudaines embardées d'un lyrisme inattendu.

Or Tubeuf, ce n'était pas seulement un style -- il se défendait d'ailleurs d'en avoir un ! Comme pour tant d'autre mélomanes en devenir, le contenu de ses écrits a considérablement formé mon goût et mon oreille, me dirigeant vers les fameux enregistrements produits par Walter Legge dans les années 1950 et 1960, jalons incontournables de la découverte du répertoire allemand à travers les raffinements d'une Elisabeth Schwarzkopf ou d'un Dietrich Fischer-Dieskau, la gravité sans âge d'un Hans Hotter ou d'une Julia Varady. Tubeuf était un amoureux des voix dans leur rapport au texte. De ces grands artistes, il s'était fait des amis. Il aimait à partager ses passions par le prisme du disque ou de la photo (sa collection de portraits dédicacés est incommensurable).

J'ai le souvenir aussi du Tubeuf conférencier, venu parler des rapports entre Wagner et Nietzsche au Cercle Romand Richard Wagner au début des années 1990, s'exprimant sans note et sans la moindre hésitation, puisant dans son érudition infinie et ce qu'il avait d'humour sec pour que l'exposé demeure marquant. D'un abord réservé, voire sévère, il rassemblait autour de lui de nombreux amis et disciples. Sa table strasbourgeoise, paraît-il, était généreuse de dîners où l'on parlait musique et littérature et où l'on se livrait à des lectures mémorables, notamment du Soulier de satin de Claudel qu'André Tubeuf savait pratiquement par cœur.

A l'Opéra national du Rhin, André Tubeuf est souvent venu comme visiteur. Avant-même la création du syndicat intercommunal, c'était un spectateur assidu de l'Opéra de Strasbourg dont il a été le rédacteur des programmes dans les années 1960 et 1970. Si ses contributions se sont ralenties dans les premières décennies de l'Opéra du Rhin, il fut de nouveau sollicité dans les années 1990 et, depuis, il est souvent revenu à l'OnR en tant que conférencier et spectateur occasionnel.

L'héritage d'André Tubeuf demeure immense. Il est tout entier contenu dans les innombrables livres et articles qu'il laisse derrière lui. La décennie écoulée l'a même vu plus prolixe que jamais, publiant livre sur livre à un rythme effréné (des romans autobiographiques, des essais sur Bach, Mozart ou le pianiste Rudolf Serkin) et tenant un blog où, par-delà les avancées technologiques, son ton inimitable et sa passion continuent de vibrer, intenses, intacts.