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Pour une poétique des lueurs
19/09/2018

Pour une poétique des lueurs

Bruno Bouché, Directeur artistique du Ballet de l'OnR


Par Solène Souriau

La première soirée du Ballet de l’Opéra national du Rhin porte un titre intrigant, voire alarmant qui dit bien dans quel contexte de crise humaniste et politique nous nous retrouvons, nous, Européens, depuis quelques années, avec une aggravation notable au cours des derniers mois, qui fait émerger des fantômes de la nuit de l’Histoire. Si la fameuse Table verte de Kurt Jooss, ballet expressionniste créé en 1932 à Paris, est un réquisitoire contre les errements de l’époque, la première création, très attendue, de Bruno Bouché pour les danseurs qu’il dirige depuis plus d’une année, Fireflies, est une forme d’appel à la résistance poétique, une invitation à tourner son regard vers la beauté et la survivance des lucioles dans un monde qui ne sait plus les voir et à accueillir avec générosité et courage le réel qui nous entoure pour que les spectres se désagrègent.


Pour inaugurer la saison 2018/2019, vous avez choisi de reprendre La Table verte de Kurt Jooss, pièce qui n’a pas été dansée par le Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2004. Pourquoi avoir choisi de remonter ce ballet emblématique de la danse expressionniste allemande ?
À travers cette pièce, la nouvelle saison s’ouvre sur une conscience européenne plus politisée qu’avec le programme « Grands Chorégraphes Européens » qui questionnait une ligne esthétique. Spectres d’Europe pose la danse comme un possible regard critique sur le présent. Structuré en six tableaux, le ballet de Kurt Jooss met en scène dix hommes en costume, cachés derrière des masques. Ils décident de l’ordre du monde, installés autour d’une table qui rappelle les tables des salles de casino. Leurs gestes, très codifiés, sont volontairement caricaturaux et donnent une image grotesque du pouvoir. La forme cyclique de la pièce (le premier et dernier tableau se font écho) souligne l’absurdité du fonctionnement politique des sociétés du XXe siècle et délivre un message symbolique fort : le sort des peuples se trouve dans les mains de seulement quelques individus. Représentée au Théâtre des Champs-Élysées à Paris en juillet 1932, à l’aube de la montée du nazisme en Allemagne, cette pièce véhicule un poids historique très puissant. La programmer, c'est poser une question importante à la danse : est-elle encore un moyen de questionner notre société ? Une pièce de ballet peut-elle être un moyen de résistance ? Très vite après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, Kurt Jooss a préféré quitter l’Allemagne plutôt que d’expulser les juifs de sa compagnie. Ses choix politiques et cette pièce incarnent une résistance face au pouvoir en place.

Quel est le sens du titre de la soirée : Spectres d’Europe, qui associe la pièce de Kurt Jooss et votre création Fireflies ?
Avec ce titre, j’aimerais poser un état des lieux de notre continent aujourd’hui et de son héritage. Il pèse sur ce « vieux continent » un passé politique et le terme de « spectre » renvoie à ce qu’il nous reste de ce passé et comment il influence le présent. Le personnage principal de La Table verte est La Mort, spectre qui traverse la pièce et hante les décisions humaines. On retrouve l’idée de spectre dans un contexte plus « lumineux », dans ma création. « Fireflies » signifie lucioles en anglais : ces insectes luminescents qui se font de plus en plus rares . Je vois ces lucioles comme des « trouées de lumières », des rhizomes luminescents, des spectres phosphorescents qui habitent le ciel nocturne. Il y a également une référence à la Divine Comédie de Dante : les petites lucioles représentent certaines âmes des damnées qui peuplent les bolges de l’enfer, derniers spectres des vivants.

Outre le titre, comment la pièce Fireflies fait-elle référence à Pasolini ?
Il est vrai que Pasolini me fascine depuis longtemps. J’ai découvert il y a déjà quelques années, la métaphore des lucioles qu’il utilise dès 1941 dans une lettre à son ami d’enfance Franco Farolfi. Pasolini mentionne déjà à cette époque ces insectes à travers un souvenir marquant et rend compte de cette dichotomie trouble entre lumière et obscurité. Trente-quatre ans après, jour pour jour en 1975, dans un article pour le quotidien Corriere della Sera, il parle de « la disparition des lucioles ». Phénomène qu’il reprend comme allégorie à la disparition d’une culture populaire amputée par le fascisme et qui a laissé place à un système consumériste et capitaliste. Cette vision du Pasolini polémiste des années soixante-dix et surtout les conclusions qu’il tire de ce constat sont radicalement pessimistes. Je ne partage pas entièrement ce pessimisme et adhère plutôt à la critique positive qu’en fait Georges Didi-Huberman dans La Survivance des lucioles. Dans cet essai, il tente de nous faire voir que, même dans ce monde de plus en plus complexe, les lucioles n’ont pas totalement disparu. Si nous changeons nos points de vue, nous pouvons les voir réapparaître à d’autres endroits et les percevoir comme des actes fragiles et intermittents de résistance poétique. La création de Fireflies est en quelque sorte un questionnement chorégraphique de cet essai de Georges Didi-Huberman.


Comment s’articule le film de Pasolini La Séquence de la fleur de papier – La sequenze del fiore di carta (1969) avec la création Fireflies ?
Le court métrage de Pasolini superpose la déambulation d’un jeune homme insouciant dans les rues de Rome et des images montrant les atrocités de la guerre. Ce n’est pas particulièrement la guerre comme sujet qui m’intéresse, mais davantage l’innocence au coeur de ce court métrage, représenté par Ninetto Davoli. Dans le film, une voix interpelle le personnage et dit : « écoute-moi ou tu cours à ta perte. L’innocence est une faute, les innocents seront condamnés, ils n’ont plus le droit de l’être. Je ne peux pas pardonner le regard béat de l’innocent parmi l’injustice de la guerre, les horreurs et le sang. » Fireflies pourrait poursuivre ce court métrage et imaginer une vie après l’innocence. Peut-être que la joie pleine de cette conscience tragique pourrait-être une réponse, un peu comme la lumière des lucioles, aussi éphémère et intermittente soit-elle. Quels sont les rapprochements et divergences avec votre dernière pièce Undoing World, créée en 2017 à l’Opéra de Paris ?
Après Undoing World, qui traitait des migrations extérieures comme intérieures, je n’arrive pas à séparer mes problématiques artistiques et chorégraphiques de questions plus larges sur notre place dans le monde, en tant qu’artiste et en tant que citoyen. Fireflies est aussi au coeur du projet de Daniel Conrod qui sera artiste associé au Ballet de l’Opéra national du Rhin à partir de janvier 2019 et m’accompagne en tant que dramaturge sur cette création. Le titre de sa résidence « La vie des lucioles » propose un travail plus long afin d’écrire une dramaturgie de la compagnie à travers la vie des artistes d’un ballet au XXIe siècle et à partir du territoire où se trouvent nos lieux de travail et de vie.


Sur quels thèmes travaillez-vous pour cette création ?
En-dehors de Pasolini et Didi-Huberman, j’ai eu envie de faire confiance à la danse et aux corps de mes artistes qui dès les premiers ateliers m’ont rendu cette confiance. Cela m’autorise à ouvrir vraiment le travail et être à l’écoute de ce que leur physicalité propose en studio. Nous cherchons beaucoup en silence, j’observe aussi comment une phrase chorégraphique se modifie dans la transmission d’un danseur à un autre. J’ai besoin du corps de l’autre pour créer.

Quels sont les avantages de créer pour une compagnie que l’on dirige depuis maintenant plus d’un an ?
Après cette première saison, je connais maintenant mieux les artistes de la compagnie et, grâce aux liens que nous avons tissés, je les sens engagés dans ma création. Ils me font confiance et cette confiance me porte. Diriger le Ballet de l’Opéra national du Rhin m’a également donné l’envie de créer une véritable pièce de compagnie : le désir d’encourager ce qui fait corps entre nous en inventant une communauté d’artistes.