L'univers fantastique d'E. T. A. Hoffmann
Portfolio littéraire
La postérité a fait d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822) l’une des figures tutélaires de la littérature fantastique, à la fois héritier de la noirceur des romans gothiques anglais et précurseur des histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Dès les années 1830, nombreux sont les auteurs romantiques français à le prendre pour modèle et à s’enthousiasmer pour son œuvre si singulière. Un siècle après la mort d’Hoffmann, Sigmund Freud se sert des contes de celui-ci pour analyser les mécanismes du refoulement et voit en lui « le maître inégalé de l’Unheimliche », c’est-à-dire de « l’inquiétante étrangeté » (parfois traduit par « inquiétante familiarité »), ce vertige métaphysique ressenti devant quelque chose de familier, par exemple lorsque nous sommes confrontés sans nous y attendre à notre propre reflet dans un miroir. Pourtant, c’est presque par dépit qu’Hoffmann est entré tardivement en littérature, afin d’accéder enfin au statut d’artiste auquel il aspirait tant.
- Les méandres d’une vocation artistique
Issu d’une famille de pasteurs et d’hommes de loi, Hoffmann naît à Königsberg en 1776. Son père, avocat, l’abandonne avec sa mère deux ans plus tard. Élevé dans sa famille maternelle, il se montre doué pour le dessin, étudie la musique auprès d’un organiste polonais et développe le goût de la lecture. Il est contraint par son oncle magistrat d’étudier le droit à l’université, puis occupe à partir de 1795 différentes fonctions comme juriste à Glogau, Berlin, Posen et Varsovie. Cependant, son travail dans l’administration prussienne l’ennuie. Il nourrit des aspirations plus élevées et rêve de se consacrer à l’art. À côté de ses occupations officielles, il peint, réalise des caricatures de ses supérieurs qui lui valent quelques déboires, compose différentes pièces et découvre la littérature romantique allemande.
1808 est une année charnière dans la carrière d’Hoffmann. Alors que les troupes napoléoniennes occupent Berlin, celui-ci s’installe avec sa femme en Bavière, et obtient un poste à la direction du théâtre de la ville de Bamberg. Pendant cinq ans, il programme les œuvres qu’il aime, enseigne la musique et officie comme chef d’orchestre, metteur en scène, librettiste et parfois même décorateur. Il publie ses premiers textes, naturellement en lien avec la musique : la nouvelle fantastique Le Chevalier Gluck (1809) et une série de critiques musicales pour le journal Allgemeine musikalische Zeitung auxquels il donne une forme littéraire et qu’il signe sous le nom de Kreisler – elles formeront plus tard la matière des Souffrances musicales du maître de chapelle Jean Kreisler. Il achève durant cette période plusieurs ouvrages lyriques, avant de renoncer à la composition, conscient de ses propres limites. Son dernier opus Ondine (1814) sera créé à Berlin en 1816 et rencontrera un joli succès qui tournera court avec l’incendie qui ravagera le Königliches Schauspielhaus – un coup du sort digne d’un de ses contes fantastiques.
L’année 1814 est un second tournant pour Hoffmann. Après une éphémère expérience à la direction musicale du théâtre de Dresde, il se retrouve aux abois et retourne à Berlin au sein de l’administration prussienne. Il refuse néanmoins de réintégrer son ancien grade de conseiller et accepte à la place une position subalterne afin de consacrer du temps à l’écriture qui devient sa principale activité artistique. Il change définitivement son troisième prénom, Wilhelm, pour celui d’Amadeus, en hommage à son compositeur favori, Wolfgang Amadeus Mozart. Il publie ainsi l’essentiel de son œuvre littéraire sous le nom d’E. T. A. Hoffmann. Il met alors à profit ses dons pour le dessin et la musique dans cette nouvelle vocation. Son écriture se révèle très picturale : Hoffmann croque les ridicules de son temps avec un art consommé de la caricature, manie l’hypotypose pour peindre des scènes saisissantes qui semblent prendre vie à leur lecture, et déploie un imaginaire foisonnant, fait d’anamorphoses et de figures grotesques. Il conserve de son activité de compositeur un goût pour les thèmes récurrents et les formes structurées, manifeste dans son recours à la mise en abyme, aux récits-miroirs et aux récits emboîtés. Mais il transpose surtout dans son écriture la nature fantastique de la musique, cet art singulier capable d’embraser l’imaginaire et de faire surgir images et sensations sans passer par le filtre de la raison.
- L’irruption du fantastique dans le quotidien
En littérature, le genre fantastique réunit des récits qui se caractérisent par l’irruption d’un phénomène surnaturel dans un cadre réaliste. Il se différencie ainsi du merveilleux, dont les récits se déroulent dans des mondes imaginaires où le surnaturel va de soi. Il émerge durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec l’apparition du roman gothique anglais qui met en scène des histoires inquiétantes de fantômes, de diables et de vampires dans des décors lugubres et mystérieux – châteaux en ruines, abbayes abandonnées ou manoirs isolés. Certaines œuvres d’Hoffmann s’inscrivent dans cette veine fantastique, notamment son roman Les Élixirs du diable qui s’inspire directement du Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis, ou bien Le Majorat, qui prend place dans un château délabré au bord des rivages brumeux de la Baltique. La plupart se démarquent cependant de cet environnement gothique, éloigné du lecteur dans le temps et l’espace. Hoffmann innove en ancrant le surnaturel dans un cadre contemporain et familier. Chez lui, le fantastique fait irruption dans le quotidien, au détour d’une situation ou d’un événement banal (une représentation d’opéra, un bal du nouvel an, une discussion au fond d’une taverne, une bousculade dans la rue, etc.) qui se pare soudainement d’une impression d’étrangeté – le fameux Unheimliche analysé par Freud dans son essai L’Inquiétante étrangeté – laissant personnages et lecteurs dans l’expectative : cette impression furtive de malaise est-elle due à une illusion des sens ou bien à la présence effective d’une puissance surnaturelle ? Le fantastique hoffmannien implique très souvent un changement de regard porté par les personnages sur les choses qui les entourent. Dans Petit Zacharie (1819), l’avorton Cinabre, décrit comme « un radis fendu en deux » et « une méchante souche de bois noueux », apparaît aux yeux de tous comme un être charmant grâce aux soins de la fée Rosabelverde, et les rares à voir sa vraie nature passent pour des illuminés. Le motif de l’œil est d’ailleurs omniprésent dans l’un des chefs-d’œuvre d’Hoffmann, L’Homme au sable (1817) où il est question d’opticien, de lunettes, de longue vue, de prothèses oculaires et d’yeux crevés. Ce nouveau regard porté sur la réalité illustre l’ambivalence des pouvoirs créateurs de l’imagination – que celle-ci soit stimulée par l’activité intellectuelle, la folie, l’alcool, le rêve ou le diable –, qui sont par ailleurs au cœur même de toute activité artistique.
- La révélation d’un autre monde
Les arts sont omniprésents dans l’œuvre littéraire d’Hoffmann, en particulier le dessin, la peinture et surtout la musique. Celle-ci regorge de compositeurs, de peintres, de cantatrices, de maîtres chanteurs, de musiciens, de poètes, d’hommes et de femmes de lettres, d’orfèvres ou encore d’amateurs plus ou moins éclairés. À travers leurs discussions, Hoffmann met en avant ses propres réflexions esthétiques, et rend hommage aux artistes qu’ils vénèrent comme Mozart, Gluck et Beethoven. L’art n’est pas qu’une toile de fond aux récits d’Hoffmann : il est par essence lié au fantastique. L’irruption du surnaturel correspond à la révélation d’un autre monde, caché et accessible aux seuls êtres ultrasensibles, c’est-à-dire possédant une âme d’artiste. Dans Le Vase d’or, Hoffmann oppose un monde matériel prosaïque à un monde spirituel, et met en scène à travers le parcours du personnage d’Anselme l’initiation de l’artiste, qui doit surmonter ses peurs et ses doutes pour atteindre un idéal supérieur. L’existence de cet autre monde est également révélée au narrateur de Don Juan. Lors d’une nuit passée dans une auberge communiquant par un couloir dérobé à un théâtre attenant, celui-ci rencontre par deux fois le personnage de Donna Anna, qui s’est échappée de l’opéra Don Giovanni et a emprunté les traits de son interprète, agonisante en coulisse après une représentation. Au cours d’une discussion qui semble se dérouler hors de l’espace et du temps, elle lui dévoile le sens profond du chef-d’œuvre de Mozart, avant de s’en retourner vers « l’empire de l’imagination et du merveilleux, où se trouvent les sensations célestes ». Dans Le Chevalier Gluck, cet empire est présenté comme le « royaume des rêveries » par le mystérieux compositeur qui prétend être le défunt Christoph Willibald Gluck. Les rares élus à même d’en franchir le seuil peuvent y contempler l’essence même de la musique, mais il leur sera impossible d’en retranscrire la perfection dans leurs compositions, une fois revenus de ce paradis platonicien. Pire, ils erreront parmi les profanes, avec la nostalgie de ces souvenirs, comme condamnés pour avoir vu. Chez Hoffmann, si l’artiste est voyant, son don s’accompagne d’une forme d’ostracisation. Dans Le Violon de Crémone, le génial Crespel, aussi doué en architecture qu’au violon, passe pour un excentrique illuminé auprès de la bonne société. Quant à sa fille Antonia, réputée pour sa voix exceptionnelle, elle vit recluse chez lui et ne peut chanter sans risquer d’en mourir. Cette idée de malédiction attachée à la figure de l’artiste va particulièrement séduire les auteurs romantiques français lorsqu’ils découvrent dans les années 1830 l’œuvre d’Hoffmann, restée jusqu’alors presque inédite de l’autre côté du Rhin.
- La littérature française à l’heure hoffmannienne
En 1829, la Revue de Paris et d’autres périodiques présentent en français plusieurs textes d’Hoffmann, tandis que la maison d’édition Renduel en publie une première sélection sous le titre générique Contes fantastiques. Le public français découvre avec engouement celui qu’on surnomme le « fantastiqueur », et se prend de passion pour cet univers étrange, où l’effroi et le rire se mêlent au grotesque et au sublime. Dès 1830, Renduel commence la publication des Œuvres complètes d’Hoffmann en vingt volumes, bientôt concurrencée par celle d’un autre éditeur. Les traductions françaises se multiplient, non sans quelques adaptations : leurs auteurs, François-Adolphe Loève-Weimars en tête, n’hésitent pas en effet à prendre certaines libertés avec les textes sources. Les contes et nouvelles du recueil Die Serapionsbrüder (Les Frères de Saint-Sérapion) sont par exemple publiés dans un premier temps sans le récit-cadre dans lequel ils s’insèrent originellement, à la manière des Mille et une nuit et du Décaméron. Les polémiques et les articles dans la presse spécialisée ne font qu’augmenter la fièvre hofmannienne qui s’est emparée du pays. Dans un article intitulé « Les Contes d’Hoffmann » publié dans le mensuel littéraire Chronique de Paris le 14 août 1836, Théophile Gautier note ainsi : « Hoffmann est populaire en France, plus populaire qu’en Allemagne. Ses contes ont été lus par tout le monde ; la portière et la grande dame, l’artiste et l’épicier en ont été contents. » Outre ce succès populaire, les œuvres d’Hoffmann influencent profondément la scène littéraire française, de Victor Hugo à Alexandre Dumas en passant par Charles Nodier, Sainte Beuve, Théophile Gautier, Alfred de Musset et George Sand. Le jeune Honoré de Balzac se met ainsi au fantastique avec L’Élixir de longue vie (1830) puis La Peau de chagrin (1831). L’Aurélia (1855) de Gérard de Nerval reprend certains thèmes hoffmanniens, tels que la frontière floue entre rêve et réalité, ainsi que l’exploration de l’inconscient. Quant à Baudelaire, il voit dans l’auteur allemand un maître du rire et du genre grotesque. Cet engouement pour le fantastique appelle naturellement la parodie et le pastiche. Dans sa nouvelle Onuphrius (1832), Gautier met ainsi en scène les tourments d’un artiste à la fois peintre et poète, obsédé par les contes d’Hoffmann, et qui attribue ses échecs artistiques et sentimentaux aux manigances du diable.
- La métamorphose d’un auteur en personnage de fiction
Hoffmann ne se contente pas seulement de prêter à ses personnages ses réflexions esthétiques et ses préférences artistiques. Il dissémine dans ses œuvres de nombreux éléments personnels, en attribuant par exemple la paternité de plusieurs de ses compositions à son alter ego Johannes Kreisler. Il n’hésite pas non plus à donner son second prénom Théodore à plusieurs de ses narrateurs, qui sont bien souvent des artistes protéiformes comme lui ou occupent des postes de conseillers auprès de l’administration. Hoffmann s’amuse de sa propre image, qu’il déforme et transforme à l’envie, brouillant la frontière entre réalité et fiction, comme il le fait avec celle du réalisme et du fantastique ou de l’imaginaire et de la folie dans ses récits. Ce jeu de cache-cache et de dédoublement a donné naissance en France à une lecture biographique de ses œuvres, et a entretenu une confusion entre l’auteur et ses personnages. Dès la première publication des Contes fantastiques, le traducteur Loève-Weimars et le romancier Walter Scott présentent Hoffmann dans leurs avant-propos comme l’archétype de l’artiste maudit et névrosé, incompris par la société et malheureux en amour, doté d’une imagination débordante viciée par l’alcool, et flirtant avec les limites de la folie. Avec une telle légende romantique attachée à lui, Hoffmann ne tarde pas à être promu au rang de héros de fiction. Dès 1833, Alphonse Brot fait de lui l’un des personnages de son roman Entre onze heures et minuit. Il donne notamment à voir l’appartement d’Hoffmann où l’on retrouve tous les éléments qui lui sont associés : des papiers remplis d’une écriture bizarre, un clavecin, des partitions de Mozart et Gluck, un violon brisé, des dessins de Callot, un portrait du diable, un vieux matou et même « une odeur de sorcellerie ». En 1851, Hoffmann devient le protagoniste malheureux de ses propres histoires fantastiques dans la pièce Les Contes d’Hoffmann présentée par Jules Barbier et Michel Carré à l’Odéon. Sous les traits d’un artiste défait, il y raconte les histoires d’amour tragiques qu’il a vécues dans sa jeunesse avec l’automate Olympia (issue de L’Homme au sable), la cantatrice Antonia (issue du Violon de Crémone) et la séductrice Giulietta (inspirée par les événements des Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre). Trois décennies plus tard, Barbier transforme sa pièce en livret d’opéra pour Jacques Offenbach, grand admirateur d’Hoffmann dont il se sentait particulièrement proche. Créés en 1881 à l’Opéra-Comique, Les Contes d’Hoffmann comptent aujourd’hui parmi les ouvrages les plus joués du répertoire français. Et c’est finalement sous la forme d’un héros d’opéra, et non comme compositeur, qu’Hoffmann triomphe depuis des décennies sur les scènes lyriques du monde entier.
Image 1 : Le Rêve de l’artiste (1857) de John Anster Fitzgerald (1819-1906)
Image 2 : Scène fantastique (XIXe siècle) de Maurice Sand (1823-1889)