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21/05/2021
Opéra

Les 200 ans d’un théâtre qui brave le temps


Alain Perroux, directeur général

Le 23 mai 1821, le théâtre de la place Broglie ouvrait ses portes pour la première fois. Il fête aujourd'hui ses 200 ans en toute discrétion, deux siècles d'une histoire belle et mouvementée.

Tranquillement allongé au bord de la place Broglie, l'Opéra de Strasbourg est un bâtiment auquel les habitants sont attachés, car il symbolise le passé pluriel de la ville, sa riche histoire et un dynamisme culturel qui ne date pas d'hier. Après avoir traversé incendies, bombardements, travaux divers, changements de régimes, guerres et annexions, il continue de défier le temps et fête ses 200 ans en ce printemps 2021. C'est le moment de lui rendre l'hommage qu'il mérite.

Au XVIIIe siècle, un théâtre en bois se dressait sur la place Broglie, ancienne grange d'avoine devenue « Opernhaus » en 1701 afin d'y représenter des opéras. Mais au fil des décennies, la salle se révèle de moins en moins adaptée. Dès 1765, des projets de nouvelle construction fleurissent. Tant et si bien qu'après l'incendie de l'Opernhaus le 31 mai 1800, l'édification d'un nouveau bâtiment est vite décidée. On lance un concours, remporté par l'architecte Robin qui est ingénieur des ponts et chaussées pour le département du Bas-Rhin. Quatre ans plus tard, la première pierre d'une salle qui porte le nom de « Théâtre Napoléon » est posée.

Mais le projet est plusieurs fois remodelé. Les travaux traînent en longueur, ils dureront dix-sept ans. Car Robin a mal évalué les coûts du nouveau bâtiment. Mécontents, les représentants de la ville veulent confier les travaux à Pierre-Valentin Boudhors. Des querelles d'architectes s'ensuivent. En 1811, les plans sont revus par Charles Berigny. Puis en 1812, à peine nommé architecte de la Ville de Strasbourg, Nicolas Jean Villot modifie les plans de Berigny et conçoit la façade néo-classique, avec ses six augustes colonnes doriques, édifiée en 1818. C'est lui qui commande au sculpteur Landolin Ohmacht la réalisation des six statues des muses qui se dressent sur la terrasse de son imposant portique.

En 1821, le bâtiment est enfin achevé. Napoléon étant déchu (il vient de mourir à Sainte-Hélène), on le rebaptise « Théâtre français » et on l'inaugure le 23 mai avec des représentations de la pièce La Promenade du Broglie de Philippe Jacques Fargès-Méricourt et de l'opéra La fausse magie de Grétry. La salle tourne dès lors à plein régime – des travaux de réfection sont déjà nécessaires en 1831. Vingt ans plus tard, l'avocat et jurisconsulte Jean-Guillaume-Louis Apffel fait une donation à la Ville de Strasbourg qui permet d'envisager de grands travaux. Restaurée et agrandie, la salle rouvre ses portes le 14 septembre 1854. Ses espaces intérieurs auront dès lors l'apparence qu'on leur connaît aujourd'hui.

Mais le 10 septembre 1870, le théâtre ne résiste pas aux bombardements. Que reste-t-il ? « Quatre murs noircis et lézardés, une énorme et épaisse colonne de fumée », si l'on en croit Gustave Fischbach. Sans oublier les six muses du fronton, miraculeusement préservées. Dans la ville devenue allemande, les autorités décident de reconstruire le théâtre à l'identique. Inauguré une nouvelle fois le 4 septembre 1873, le bâtiment porte désormais le nom de « Théâtre impérial concédé à la Ville de Strasbourg » (Kaiserliche concessionierte Theater zu Strassburg). Treize ans plus tard, la Ville reprend le contrôle du bâtiment, qui devient désormais le « Stadt-Theater zu Strassburg », et décide de faire des travaux d'agrandissement : c'est en 1888 qu'on lui adjoint sa rotonde sur la façade arrière, au bord de l'Ill.

À la fin du siècle, l'électricité vient remplacer l'éclairage au gaz. Et la situation financière de l'établissement, qui a toujours été problématique, se dégrade dangereusement. En 1910, le compositeur Hans Pfitzner, qui dirigeait le Conservatoire depuis deux ans, est nommé directeur de l'Opéra. Il engage comme assistant le jeune Wilhelm Furtwängler, puis un autre chef prometteur : Otto Klemperer. Pfitzner démissionne en 1916 – il s'est fait de nombreux ennemis à cause de son intransigeance. Puis la défaite allemande précipite le destin du théâtre, qui redevient français et rouvre le 8 mars 1919 avec des représentations de Samson et Dalila de Saint-Saëns. Paul Bastide, son directeur, va reconstituer une troupe de chanteurs français, rebâtir le répertoire et inviter de grands artistes issus des deux côtés de la frontière. Richard Strauss ou Hermann Scherchen viennent notamment diriger des opéras à Strasbourg. Lorsque l'Alsace redevient allemande, le théâtre poursuit son activité et connaît une nouvelle modernisation en 1941 : sa cage de scène se voit dotée des équipements les plus modernes de l'époque et son plateau accueille une scène tournante. Hans Rosbaud en est alors le directeur. Après 1945, Paul Bastide revient !

Dans les décennies suivantes, le théâtre résiste à la lente érosion du public en Alsace. Jusqu'à ce que, sous l'impulsion du compositeur Marcel Landowski, directeur de la musique au ministère entre 1966 et 1974, les trois villes alsaciennes rassemblent leurs forces pour fonder l'Opéra du Rhin. Le bâtiment de Broglie unit dès lors sa destinée à celle d'autres théâtres de la région. Mais il demeure le centre de production de l'Opéra du Rhin (devenu national en 1998). La suite de cette histoire, nous vous la raconterons à l'automne 2022, quand nous célébrerons les cinquante ans de cette institution jadis pionnière, aujourd'hui modèle.

Terminons juste cette « biographie » du bâtiment dont nous célébrons aujourd'hui les deux siècles d'existence, en ajoutant qu'après une dernière grande campagne de restauration et de mise aux normes en 1965, le Théâtre municipal (que l'on appelle aujourd'hui « Opéra de Strasbourg ») continue d'arborer fièrement sa salle à l'italienne, avec ses ors et ses pourpres, l'atmosphère plus lumineuse de son Foyer et son parvis qui, depuis quelques mois, sert d'abri aux lycéens privés de cantine. Ses équipements ont vieilli et font l'objet d'une profonde réflexion quant à son avenir. Une réfection lourde semble inéluctable... à moins d'un changement d'affectation. Mais aucune décision n'est encore prise par la Ville et l'Eurométropole de Strasbourg, qui demeurent propriétaires des murs.

Reste le charme suranné du grès rose et jaune de ses murs extérieurs, la modestie de son apparence, sa silhouette à la fois imposante et discrète, promesse de soirées d'opéra, de danse et de théâtre en alsacien qu'il continue de cultiver avec l'obstination des vieux messieurs ayant voué leur vie à une même vocation. Puissent ses 200 ans apporter la promesse d'une régénérescence que ce vieillard aimable a amplement méritée !