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Raphaël Pichon : Pulsations baroques
08/03/2023

Raphaël Pichon : Pulsations baroques

Entretien


Propos recueillis par Louis Geisler

Depuis plus de quinze ans, Raphaël Pichon renouvelle avec conviction et passion l’approche des chefs-d’œuvre de la musique ancienne tout en redonnant vie aux trésors oubliés des grands maîtres. À la tête de son ensemble Pygmalion, il dirige en mars les représentations du Couronnement de Poppée, ultime opéra de Claudio Monteverdi présenté à l’OnR dans une nouvelle mise en scène d’Evgeny Titov. Rencontre avec un chef qui conjugue l’art baroque au futur.


Vous faites vos débuts à l'Opéra national du Rhin en mars avec un chef-d'œuvre du répertoire baroque : Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi. Pouvez-vous nous parler de votre lien particulier avec la musique de ce compositeur que l'on présente généralement comme l'un des inventeurs de l'opéra au début du XVIIe siècle ?

J'ai eu la chance de découvrir Monteverdi à l'adolescence. Ses Vêpres font partie des œuvres qui ont changé ma vie. Elles ont été un choc cosmique, une véritable révélation sur la circulation du son dans l'espace. J'ai découvert un peu plus tard l'autre Monteverdi, l'homme de théâtre – que l'on peut cependant deviner dans Les Vêpres – avec L'Orfeo. Il s'agit d'un opéra de cour extrêmement riche et contrasté, développant une vaste palette de timbres et d'orchestration. Venant de la musique chorale, je suis toujours attiré par les grandes fresques dans lesquelles le chœur a une place prépondérante ! On est dans l'extrême inverse avec Le Couronnement de Poppée. Monteverdi y ramène le théâtre à son essence. L'orchestre se rapproche d'un ensemble de musique de chambre qui ponctue, relance et donne du rythme au drame, sans réellement y participer, contrairement aux instruments qui forment le continuo. Il n'y a pas de chœur, très peu d'ensembles, coupés la plupart du temps. On est comme à nu. Les frontières sont abolies. La musique et le théâtre fusionnent dans l'une des plus grandes expressions du génie dramatique.

Vous êtes réputé pour nouer des collaborations fortes avec les metteurs en scène avec lesquels vous travaillez. Comment se sont déroulés vos premiers échanges avec Evgeny Titov qui signe la mise en scène du Couronnement de Poppée à l'Opéra national du Rhin ?

Faire naître un projet d'opéra est un processus de maturation où l'on cherche collectivement un projet qui fasse sens et suscite une excitation particulière. C'est donc toujours une chance d'avoir un lien privilégié avec un directeur d'institution comme Alain Perroux que je connais depuis plus de dix ans. Il m'a parlé du travail d'Evgeny Titov et plusieurs rencontres ont été organisées. Evgeny est un artiste qui vient du monde du théâtre. Il avait un regard distant sur la musique ancienne et son langage particulier – quand on a goûté aux grands chefs-d'œuvre lyriques du XIXe siècle, avec leur succession d'airs et de chœurs, les œuvres de Monteverdi peuvent dérouter. Le Couronnement de Poppée et son livret ont finalement eu sur lui un effet très fort et direct. J'ai été impressionné par la qualité de son travail et son engagement lors de nos rencontres. Nous avons beaucoup échangé sur les différentes versions de la partition, les coupes, les tessitures de certains personnages comme Néron qui peut être chanté par un homme ou une femme.

On parle de « musiques anciennes » pour qualifier les œuvres du répertoire baroque, mais il s'agit en réalité d'une matière extrêmement vivante, ductile et malléable.

Absolument. Le travail de préparation autour du Couronnement de Poppée amène beaucoup de questions passionnantes qui peuvent changer radicalement le visage de l'œuvre. Ce type de partitions anciennes laissent beaucoup d'espace aux interprètes. Quels instruments choisir ? Quelle histoire raconter ? Quelle formation pour accompagner le clavecin dans le continuo ? D'autres décisions concernant le rythme, les couleurs, le volume sonore, l'ajout de certaines ritournelles ou de nouvelles coupes sont prises lors des répétitions, afin d'offrir un accompagnement sur mesure au projet scénique et aux chanteurs.

L'Opéra national du Rhin présente en mars à Mulhouse La Voix humaine mise en scène par Katie Mitchell. Vous avez eu plusieurs fois l'occasion de travailler ensemble. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?

Katie Mitchell est une artiste fascinante par son extraordinaire connaissance des ressorts de la « machine théâtrale ». Ses spectacles relèvent d'une horlogerie extrêmement précise, pour un résultat toujours saisissant, accessible et esthétiquement très soigné. C'est une femme d'une immense culture, très engagée, qui envisage le théâtre comme un projet de société. Sa rencontre a été très importante au début de ma carrière de jeune chef d'opéra. C'est Bernard Foccroulle, alors directeur du Festival d'Aix-en-Provence, qui a eu l'intuition de nous réunir en 2013 pour un spectacle très particulier intitulé Trauernacht. Il s'agissait d'une méditation scénique racontant un deuil familial sur des pièces sacrées de Jean- Sébastien Bach. Cette première expérience a donné naissance à un second projet présenté à l'Opéra-Comique, Miranda, confrontant la protagoniste de La Tempête de William Shakespeare à la musique de Henry Purcell.

Vous êtes associé avec votre ensemble Pygmalion à la musique baroque. Pourtant, vous avez récemment présenté Fidelio de Beethoven ou encore Lakmé de Delibes à l'Opéra-Comique. Vous avez également publié cet automne un album avec le baryton Stéphane Degout consacré à Schubert, Liszt et Schumann. À quelles aspirations répondent ces incursions dans ces répertoires du XIXe siècle ?

Nous avons toujours exploré un répertoire assez large avec Pygmalion, notamment avec le Chœur. Nous suivons une idée simple : il faut comprendre les racines d'une culture musicale pour l'aborder avec les bons outils et la sensibilité adéquate. Je suis un féru de la musique germanique. Je l'envisage comme un immense fleuve qui coule à travers les siècles avec son imaginaire, ses références, sa mystique et son vocabulaire. Il faut remonter à sa source pour le comprendre et s'ouvrir à ses nombreux affluents. Après avoir passé beaucoup de temps avec Bach et ses prédécesseurs, nous allons davantage fréquenter Mendelssohn, Schubert et Brahms dans les années à venir. De même pour la musique française : après Rameau, nous nous tournons maintenant vers Berlioz et Delibes. Cette exploration du répertoire se fait dans les deux sens. Nous nous intéressons aussi aux origines de l'opéra en Italie pour mieux embrasser l'art de Monteverdi. J'adore visiter ce que j'appelle les « couloirs » des grands compositeurs pour y découvrir des trésors cachés. Cela nourrit l'aventure d'un ensemble comme Pygmalion.

Vous vous êtes justement lancé avec votre ensemble Pygmalion dans une nouvelle aventure avec la création du festival Pulsations à Bordeaux. Vous dévoilerez prochainement la programmation et les artistes invités pour votre troisième édition qui se déroulera en juin 2023. Quelle est l'ambition de cette démarche novatrice pour un ensemble ?

L'ensemble Pygmalion est merveilleux par sa flexibilité et sa capacité à muer et se renouveler. La création de Pulsations est une réponse modeste à certains grands enjeux actuels de la musique classique, et plus particulièrement des musiques anciennes, dans un contexte économique, culturel et social qui a beaucoup évolué ces dernières années. Nous faisons partie d'une génération qui a eu la chance de bénéficier de l'expérience et des recherches des pionniers de la redécouverte de la musique baroque dans les années 1970 et 1980. Ces musiciens ont alors fait un pas de côté afin de « réveiller l'âme atrophiée » de certains répertoires, comme disait Nikolaus Harnoncourt. Ils cherchaient à aborder cette musique frontalement et à en restituer le message. C'était une époque de grande liberté, de fraîcheur et de radicalité. Depuis, les musiques anciennes ont envahi les salles de concert avec un succès retentissant dont il faut se réjouir. Mais elles sont devenues une tradition que ces fameux pionniers essayaient de remettre en cause. Nous avons la responsabilité en tant que musiciens de faire vivre cet héritage. Les grands génies de la musique classique nous ont livré des chefs-d'œuvre capables de changer des vies. Il est important que ceux-ci continuent d'avoir une place à part entière et d'entretenir un dialogue dans un environnement où foisonnent d'autres propositions artistiques et musicales. Pour continuer de convaincre et relever le défi du renouvellement et de l'élargissement des publics, une « contre-réforme » des pratiques de la musique classique est nécessaire. Comment raconter une histoire avec nos programmes de concert ou nos enregistrements ? Comment renouveler la forme du concert figée depuis presque deux cents ans ? Comment dialoguer avec d'autres disciplines artistiques et d'autres esthétiques ? Tous ces défis sont une formidable opportunité pour découvrir et expérimenter de nouvelles approches. Pour cette raison, nous avons imaginé Pulsations comme un festival de tous les possibles. Nous souhaitons réunir de jeunes musiciens, interprètes et créateurs de la nouvelle génération autour des arts de la scène. Nous demandons également aux artistes invités de proposer en parallèle de la programmation des petites formes, en dehors des codes habituels, pour des publics associatifs à Bordeaux et dans sa région, avec l'idée de créer un premier contact qui pourrait en amener d'autres. L'un des temps forts de la prochaine édition est la présentation dans un lieu totalement inédit et atypique d'un spectacle lyrique en partie immersif et déambulatoire, avec la participation de publics dont la majorité n'a jamais eu de contact avec la musique classique.

Cet été, vous dirigerez pour la première fois au Festival de Salzbourg Les Noces de Figaro de Mozart à la tête de l'Orchestre philharmonique de Vienne. Que représente pour vous une telle invitation ?

C'est un cadeau extraordinaire ! Le Festival de Salzbourg est une institution mythique, intimement liée à l'œuvre de Mozart. Je pense apprendre beaucoup auprès de l'Orchestre philharmonique de Vienne. C'est important de pouvoir s'enrichir avec de nouvelles expériences artistiques. Les musiciens de Pygmalion eux-mêmes ont d'autres activités par ailleurs : ils enseignent, jouent dans d'autres ensembles, mènent leurs propres projets… L'intermittence est après tout au cœur de la vie artistique et nous avons la chance en France d'avoir un système économique et social qui accompagne cette réalité.


Retrouvez dans la programmation :

Opéra Le Couronnement de Poppée
Café lyrique Le chef d'orchestre à l'opéra, interprète ou créateur ?
Rencontre Avec Raphaël Pichon