
Corps à corps avec les anges
Entretien avec Bruno Bouché, Directeur artistique du Ballet de l'Opéra national du Rhin
Pour le troisième volet du cycle Spectres d’Europe, Bruno Bouché fait dialoguer sa pièce Bless–ainsi soit-IL avec l’Annonciation d’Angelin Preljocaj et une création de la jeune chorégraphe Alba Castillo. Un triptyque qui confronte l’humanité au vertige de l’infini et de l’incommensurable.
Vous présentez à partir du mois d'octobre la troisième édition de Spectres d'Europe. Comment est né ce cycle?
À mon arrivée à l'Opéra national du Rhin, j'avais envie de développer une réflexion européenne dans la programmation du Ballet. Nous avons ouvert la saison 2017/2018 avec le programme Grands Chorégraphes européens qui était une réflexion d'ordre esthétique. La saison suivante, j'ai souhaité tirer un fil plus politique. Je voulais voir si la danse pouvait interroger le politique. J'ai conçu un programme avec une pièce phare du répertoire du Ballet de l'Opéra national du Rhin, La Table verte de Kurt Jooss, en regard de ma création Fireflies sur l'imaginaire des lucioles et nourrie par les textes de Pier Paolo Pasolini et du philosophe Georges Didi-Huberman. La mort rôdant tout autour de la table verte et ces lucioles dans la nuit m'ont inspiré le titreSpectres d'Europe que j'ai eu envie de développer par la suite. La deuxième édition devait faire dialoguer le très spectral Enemy in the Figure de William Forsythe avec une création inspirée du séminaire « Encore » de Jacques Lacan. Elle a malheureusement dû être annulée en raison de la pandémie et de la crise sanitaire.
Quel est le thème de cette nouvelle édition?
Cette troisième édition de Spectres d'Europe est l'occasion d'une réflexion sur un travail de mémoire inspiré de mythes. Il s'agit également de tracer une ligne vers l'imaginaire des anges et Les Ailes du Désir, la prochaine création du Ballet prévue en janvier prochain.
Le premier volet de ce triptyque est votre pièce Bless-ainsi soit-IL créée en 2010. Elle a pour sujet l'épisode biblique de la lutte de Jacob et l'Ange, issu de la Genèse. Pouvez-vous nous le raconter?
Cet épisode mystérieux s'inscrit dans le long récit consacré à la vie de Jacob dans l'Ancien Testament. C'est un personnage malin, qui vole le droit d'aînesse à son frère, abuse de la cécité de son père et fuit sa contrée natale. Il symbolise une sorte d'énergie bestiale. Il fait plusieurs rencontres avec les anges. La première prend la forme d'un rêve : il voit monter et descendre des anges le long d'une échelle entre le ciel et la terre. Une autre a lieu lors de son voyage pour se réconcilier avec son frère aîné. Il fait traverser la rivière Yabboq à sa caravane avec ses femmes et ses richesses et reste seul. Il va alors passer toute une nuit à lutter avec un être -- un ange ou une entité qui peut représenter Dieu. Cet être surnaturel n'arrive pas à avoir le dessus sur lui : la seule façon qu'il trouve pour l'affaiblir est de le toucher à l'emboîture de la hanche. Il bénit Jacob à l'issue de leur combat en lui donnant le nouveau nom d'Israël.
Ce mythe a fait l'objet de nombreuses lectures et analyses. Quelle en est votre interprétation personnelle?
Ce qui me plaît dans ce mythe -- comme dans de nombreux sujets dont je me saisis chorégraphiquement -- c'est l'absence de résolution. Ce mythe pose plus de questions qu'il n'en résout. Il parle de notre condition humaine, de l'incarnation, d'un combat interne... Il m'interpelle car je suis moi-même boiteux. J'ai eu des problèmes d'arthrose de la hanche très jeune. L'arthrose, c'est une dégénérescence : le corps se ronge lui-même et se livre combat. Jacob gagne quelque chose de son humanité lors de sa lutte avec l'Ange. Il devient boiteux sur le chemin de sa rédemption, alors qu'il effectue un retour aux sources. Je pense que, symboliquement, accepter d'être boiteux c'est accepter d'être humain. Nous ne sommes pas cet être tout puissant auquel nous pouvons parfois rêver.
Cela nous invite finalement à accepter notre finitude et notre imperfection.
Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Accepter son imperfection. « Dégonfler » son ego, ses énergies bestiales et sa force brute. Et accepter de ne plus résister pour lâcher prise et se laisser conduire.
L'une des représentations les plus saisissantes du combat de Jacob et l'Ange est une peinture murale d'Eugène Delacroix dans la chapelle des Saints-Anges de l'église Saint-Sulpice à Paris. Elle vous a inspiré l'ultime mouvement de votre chorégraphie. Quel est votre rapport avec cette œuvre?
Je l'ai découverte après m'être intéressé au mythe et je me suis nourri de toutes les choses qui ont été écrites sur elle. La lutte de Jacob et l'Ange est finalement un épisode biblique assez peu représenté et moins connu qu'il n'y paraît. Ce qui est intéressant dans la peinture de Delacroix, c'est la représentation de l'Ange : il est charnel, très musculeux, avec des cuisses énormes. Il a un regard asexué -- c'est le propre des anges. Il est dans un effort à peine perceptible alors que Jacob s'efforce de le faire basculer.
Dans votre chorégraphie, la lutte entre Jacob et l'Ange a différents degrés d'intensité.
Il y a des moments d'apaisement, des moments de solitude. Il y a aussi des moments d'acceptation, notamment celui où Jacob repose sa tête dans les mains de l'Ange. Je n'ai pas écrit cette pièce avec une dramaturgie linéaire. À l'origine, il n'était même pas question de mythe. Je m'étais enfermé dans un studio avec deux danseurs que j'affectionnais particulièrement et avec qui j'avais fait beaucoup de projets avec ma compagnie« Incidence chorégraphique ». J'avais envie d'un duo avec eux et de travailler différentes formes. Mon ami le metteur en scène Clément Hervieu-Léger m'avait un jour offert un disque d'Hélène Grimaud et m'avait conseillé d'écouter son interprétation de la Chaconne de la Partita n°2 de Bach transcrite par Busoni pour le piano. Alors que je m'étais toujours interdit d'utiliser cette musique -- j'avais l'impression d'un chef-d'œuvre trop grand -- tout est devenu évident. Je me suis autorisé à m'en servir et à m'emparer du mythe de Jacob et l'Ange qui me travaillait depuis plusieurs années.
Un pianiste jouera la partition de Bach à chaque représentation. Pourquoi ce choix?
À l'origine, la Chaconne était donnée dans la version enregistrée par Hélène Grimaud, mais travailler avec un piano live donne une autre dimension à la pièce. C'est comme s'il y avait un troisième personnage, ou comme si le duo de danse sortait directement du piano.
Votre pièce sera suivie par un autre sujet biblique mettant en scène un ange, l'Annonciationd'Angelin Preljocaj. Qu'appréciez-vous particulièrement dans son travail?
Il est résolument contemporain tout en n'ayant pas peur de se saisir de thèmes. Il n'est pas non plus enfermé dans un concept. Il a un langage très identifié et singulier. C'est un chorégraphe qui n'est pas encore entré au répertoire du Ballet de l'Opéra national du Rhin. Je trouvais intéressant que les danseurs du Ballet puissent s'emparer de cette petite forme avant éventuellement d'aborder une œuvre plus conséquente. Il existe une certaine danse contemporaine qui se veut dans la déconstruction, dans le relâché, toujours au sol... Angelin Prejlocaj n'a pas peur de la verticalité. Il a plusieurs dimensions à son arc. Il possède une écriture exigeante mais qui laisse place à l'interprétation. Il sait construire un corps, il connaît les efforts qu'il peut demander à ses interprètes. Il n'abîme pas ses danseurs et pour cela j'ai beaucoup de respect.
Quel souvenir gardez-vous de son Annonciation?
Je l'ai découverte lorsqu'elle était au répertoire de l'Opéra national de Paris. J'avais alors une vingtaine d'années et je garde encore le goût sulfureux de la sensualité dégagée par ce duo entre deux femmes -- la mystique de la Bible est d'ailleurs très charnelle et sensuelle.
Il y a une inquiétante étrangeté qui émane de cette rencontre entre Marie et l'Ange, dans leurs mouvements tantôt fluides, tantôt saccadés ainsi que dans le traitement musical du Magnificat de Vivaldi entrecoupé par des passages très contemporains.
Il y a quelque chose de l'ordre de la transformation, de la transcendance... Et en même temps il y a des énergies très charnelles. L'Ange fait la bête. Le mystère de l'Annonciation se traduit par le corps.
Le dernier volet de Spectres d'Europe #3 est une création, Poussière de Terre, de la chorégraphe espagnole Alba Castillo. Comment l'avez-vous rencontrée?
Je l'ai rencontrée comme danseuse et chorégraphe au ballet du Théâtre de Bâle. J'ai vu son travail à l'occasion d'une soirée de jeunes chorégraphes. J'ai tout de suite été touché. Il y a des danseurs qui font des chorégraphies mais en voyant son travail j'ai tout de suite vu en elle une vraie chorégraphe. Elle a une gestuelle singulière, très travaillée et fluide, qui correspond bien aux danseurs de notre ballet. Elle sait s'éloigner de cette esthétique Nederlands Dans Theater qui inspire beaucoup la jeune génération de chorégraphes. Elle a également une conscience très particulière de l'espace. La notion de l'espace est d'ailleurs au cœur de sa création ce qui peut faire sens avec le mystère du monde des anges.
Comment travaillez-vous ensemble?
Nous sommes dans un dialogue. En tant que programmateur, je réfléchis à une vraie dramaturgie dans les programmes. Il doit y avoir une véritable cohérence entre les trois pièces de Spectres d'Europe #3. Je lui ai expliqué le cadre du programme, ce travail sur la mémoire et sur le politique au sens large. Une fois ce cadre bien défini, je lui ai laissé carte blanche. C'est elle qui a voulu aborder la question du groupe, de l'être ensemble.
Que pouvez-vous déjà nous dire sur Poussière de Terre?
C'est une pièce en construction. Il y a un dialogue entre le groupe et des parties plus solitaires. Il est question de rencontre, de fuite en avant, de perte. Elle met en relation le temps et l'espace. C'est compliqué de se représenter cette relation mais la danse peut permettre de la rendre sensible. C'est aussi un travail sur le mystère. Et c'est ce qui me touche, je suis particulièrement sensible aux artistes qui se servent de la scène pour questionner ce mystère.
Propos recueillis en septembre 2020