
Une famille explosive
Jetske Mijnssen, metteuse en scène
La metteuse en scène néerlandaise Jetske Mijnssen propose avec La divisione del mondo, chef-d’œuvre méconnu de Giacomo Legrenzi, son premier spectacle à l’Opéra national du Rhin qui sera présenté à Strasbourg, Mulhouse et Colmar. Elle fait de l’histoire des dieux antiques, de leurs fougueux désirs et de leur impétueuse jalousie, une histoire de famille aux relations complexes, emportées et chaleureuses dont le combustible émotionnel n’est autre que l’irrésistible Vénus. Une comédie traversée par de bouleversants moments d’émotion.
Comme à l’occasion de cette production de La divisione del mondo vous ferez vos débuts à l’Opéra national du Rhin, j’aimerais tout d’abord vous présenter à notre public. Quand la musique est-elle entrée dans votre vie ? Quelles études avez-vous faites et quel a été votre parcours jusqu’au monde de l’opéra ?
La musique a toujours été importante pour moi. Ma mère – une professeure de musique – m’a fait découvrir Monteverdi, Bach et Mozart lorsque j’étais très jeune. Ensuite j’ai développé une véritable passion pour le théâtre. Mes lectures de Shakespeare et de Tchekhov, d’Ibsen et de Pinter ont eu une profonde influence pendant mes années de lycée. En 1988, à dix-huit ans, mon professeur m’a invité à mettre en scène mes camarades de classe dans un spectacle : Dido and Aeneas de Purcell. C’est à cette occasion que j’ai découvert l’influence de la musique sur le théâtre et vice versa. Pour moi il était devenu clair que l’opéra était la plus grande forme artistique. Mais il m’a fallu du temps encore avant d’avoir le courage d’étudier la mise en scène pour devenir une metteuse en scène d’opéra. J’ai tout d’abord étudié la poésie néerlandaise avant d’entrer dans une école de théâtre. À l’époque il n’était pas possible d’étudier la mise en scène d’opéra aux Pays-Bas. Je me suis donc concentrée sur la mise en scène de théâtre. L’opéra, je l’ai vraiment découvert à la faveur de mes assistanats auprès de plusieurs metteurs en scène à l’occasion de leurs productions.
Cette nouvelle production de La divisione del mondo va nous permettre de découvrir un opéra qui a eu un succès formidable au moment de sa création à Venise en 1675 mais qui est aujourd’hui inconnu. Cette situation vous procure-t-elle un sentiment particulier ?
C’est extrêmement excitant de vivre cette aventure. Le dialogue avec Christophe Rousset est très inspirant. Sa connaissance du compositeur et de la musique de cette époque m’ont nourri durant toute la phase préparatoire. Je n’avais jamais entendu parler de Legrenzi auparavant. Dès la première lecture de la partition, j’ai été surprise par la qualité de cette musique.
Vous avez rencontré un grand succès avec votre mise en scène d’Orfeo de Luigi Rossi à Nancy il y a quelques années. Une œuvre baroque, elle aussi, légèrement antérieure. Êtes-vous particulièrement sensible à la musique baroque ?
L’Orfeo de Rossi était tout autant pour moi une nouveauté. C’est un opéra très émouvant. Rossi. Sous la direction de Raphaël Pichon, avec les magnifiques musiciens de Pygmalion et la splendide distribution que nous avions, ce fut une impressionnante recherche de sentiments profonds liés à la perte d’un être aimé et à la confrontation avec la mort. Cela nous a fait toucher à des émotions profondes que beaucoup de personnes dans le public avaient expérimenté elles-mêmes dans leur vie personnelle. Cette une œuvre qui nous ouvre à nos plus profonds désirs et à nos plus grandes peurs, qui touche notre cœur et notre âme. La divisione del mondo évoque sur un tout autre mode, beaucoup plus léger, d’autres obsessions…
Pouvez-vous nous décrire les enjeux narratifs de La divisione del mondo ?
Tout le monde est en relation de couple avec la « mauvaise » personne: Tchekhov adorerait ce livret! Et plus encore: tous les hommes dans cet opéra sont amoureux de Vénus. C’est logique, je tomberais moi aussi amoureuse d’elle, mais évidemment cela ne rend pas facile la vie de ces personnages…
Qu’est-ce qui vous semble tout à fait singulier dans cet opéra ?
C’est une « comédie de mœurs » dans le meilleur sens de la formule. Il est rare de trouver un opéra aussi drôle, effronté et direct que celui-ci. Au cours des dernières années, j’ai mis en scène souvent des œuvres dramatiques, mais il y a une part de moi qui adore la comédie. Et je suis heureuse de pouvoir exploiter à nouveau cette facette de ma personnalité à l’occasion de cette production.
Dans quelle mesure, selon vous, les histoires de dieux et déesses de la tradition gréco-latine nous parlent-elle encore aujourd’hui ?
Cet opéra se déroule parmi les dieux romains. Mais c’est avant tout le portrait d’une famille : le grand-père Saturne (et nous ajouterons son épouse Rhéa), ses enfants Jupiter, Junon, Neptune et Pluton. S’ajoutent les petits-enfants Apollon, Mars, Diane, Mercure et sa très désirable épouse : Vénus. Pour couronner le tout, le fils de Vénus, Amour, en compagnie de son amie la Discorde, crée une forme d’anarchie générale. Quatre générations, un arbre généalogique impressionnant qui comprend des personnalités qui sont engluées dans leurs relations, des personnalités qui s’aiment et se détestent. Certains personnages sont amoureux et comme en lévitation, d’autres sont maladivement jaloux, d’autres encore sont dépressifs et fragiles. Mais les liens entre eux sont indéfectibles et en font une véritable famille : aucun n’est capable de vivre avec ou sans les autres. Comme dans beaucoup de familles, chacun d’eux est « enfermé » dans ses relations avec les autres. On ne peut y échapper. En résumé, c’est notre propre histoire. Elle ne parle que de nous… À la lecture du livret, j’ai été stupéfaite : ce sont des personnages que nous connaissons tous dans nos vies personnelles, les situations auxquelles ils font face nous sont très familières. Il y a enfin un élément qui me semble particulièrement intéressant : dans la plupart des opéras baroques, les dieux grecs et romains ont pour fonction de refléter la nature humaine, le plus souvent ses mauvais côtés. J’ai toujours l’impression qu’il est difficile pour moi, comme spectatrice, de comprendre les actions des dieux sur une scène. Nous autres humains agissons ici et maintenant. Pas besoin de Pluton pour justifier nos actions. À chaque fois que je travaille sur une œuvre baroque, je ressens la nécessité de faire des dieux des humains. De les impliquer dans notre réalité. Je suis en train de préparer Hippolyte et Aricie de Rameau pour l’Opernhaus de Zurich et j’arrive à la même conclusion : Diane est plus une « Queen Mum », une « reine mère » qu’une déesse – du moins il est possible de la comprendre ainsi et je crois que ce personnage devient alors immédiatement plus intéressant. Sa relation avec Phèdre s’exprime avec plus de tension dans un rapport mère et belle-fille. Dans le cas de La divisione del mondo de Legrenzi, cela me semble encore plus logique de faire une galerie de portraits de famille de ces personnages : c’est même un cadeau d’avoir la possibilité de mettre en scène une famille confrontée à de tels problèmes ou dysfonctionnements ! Je trouve la distribution formidable. Je suis impatiente de travailler avec ces chanteurs sur les combats intimes et leurs attitudes compulsives au sein de cette famille. Dans mon travail, j’essaie toujours de bâtir des personnages réels sur scène, de créer des personnages avec une complexité psychologique. Je suis fasciné par les comportements humains, par la faiblesse humaine, par notre aptitude à détruire nos vies.
Dans quel type d’environnement ou d’espace imaginez-vous placer ces histoires de désirs et de jalousie ?
Je préfère ne pas en dire trop à ce stade. Disons qu’avec l’équipe artistique que j’ai créée pour cette production – Herbert Murauer pour la scénographie, Julia Katharina Berndt pour les costumes et Bernd Purkrabek pour la lumière – nous avons inventé un lieu et des costumes qui devraient permettre à ces personnages modernes – si excessifs souvent – et à leurs querelles d’exister sur scène.