
Toute cette nature en nous
Entretien avec Nicola Raab, metteuse en scène
Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est bien la première fois que l’Opéra national du Rhin propose l’oeuvre magnifique et poignante du compositeur Anton Dvořák. Créé au tout début du xxe siècle, cet opéra est devenu, au cours des trois dernières décennies, un ouvrage incontournable des grandes maisons d’art lyrique. S’inspirant notamment de La Petite Sirène de Hans Christian Andersen, Rusalka, dans un romantisme musical marqué par l’écoute attentive de Wagner, relate l’amour impossible entre deux êtres, une ondine et un prince, l’inconciliable accord entre deux mondes, celui de la nature et celui du monde civilisé, et souligne combien vives sont les pulsions contradictoires qui nous gouvernent. Pour cette nouvelle production de Rusalka, la metteuse en scène Nicola Raab fait son grand retour à l’OnR après avoir révélé les beautés de Francesca da Rimini de Ricardo Zandonai lors de la saison 2017/2018. Antony Hermus dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg.
Quelle relation avez-vous avec les contes ? Vous souvenez-vous d’en avoir beaucoup entendu ou lu au cours de votre enfance ?
Mes parents ne m’en ont jamais lu, ni mes grands-parents paternels d’ailleurs. C’est du côté des parents adoptifs de ma mère, de ma grand-mère par adoption, que j’ai été en contact avec des histoires, souvent cruelles. Elle m’en racontait beaucoup. Ce n’était pas des contes de Grimm ou d’Andersen. Non, c’était autre chose. Je me rappelle de livres aux formats importants mais je n’ai aucun souvenir de leurs auteurs. Ce qui est certain, c’est que ces histoires m’effrayaient et que j’aimais ça le soir lorsque je les entendais ou que je les lisais. J’éprouvais certainement une forme de fascination pour la cruauté qui s’y trouvait.
C’est vers 17 ou 18 ans que je me suis mise à lire la merveilleuse littérature des grands auteurs de contes. J’ai très vite compris la richesse, la profondeur et la noirceur de ces histoires. Et leur dimension existentielle bien sûr avec leurs différents niveaux de lecture qui permettent à des enfants et à des adultes d’y trouver du sens. Ensuite évidemment, j’ai été très intéressée par les interprétations psychanalytiques de ces contes.
Est-ce que vous ressentez une affinité particulière avec le monde, l’esprit et la musique slaves ?
Cela passe sans doute par le langage. Le tchèque est une langue magnifique, très musicale que j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier et d’étudier lors de mes productions de Martinů, Janáček et de Smetana. Je sens une connexion mais elle n’est pas simple à définir. Peut-être qu’un élément qui ne relève ni de la langue ni de la musique a son importance. C’est une anecdote, rien de plus, mais ce souvenir reste vif dans ma mémoire. Je suis originaire de la ville de Regensburg (Ratisbonne) qui est proche de la frontière tchèque. Je me souviens d’un voyage en hiver de Prague à Certova Stena, ce magnifique et impressionnant site naturel dont Smetana a repris le nom pour son dernier opéra. J’ai eu la surprise de découvrir qu’entre les paysages où j’ai grandi et la région que je visitais il n’y avait en fait que quelques kilomètres, seule une frontière et une montagne les séparent. Le paysage que je découvrais avec ses collines, ses champs, ses arbres, était le même que celui de mon enfance. Cette proximité inattendue avec un « autre monde » fut un choc pour moi. Je ressens donc un attachement avec le monde slave qui passe par la nature. Pour ce qui est de la musique, la redécouverte tardive au cours du xxe siècle de tout le répertoire tchèque a largement enrichi l’histoire de l’opéra. Elle nous a permis de rencontrer une langue et de découvrir la beauté.
La nature est un élément essentiel de Rusalka. Elle est bien plus qu’un simple contexte pour une action, nous aborderons ce point par la suite. Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière vous ferez apparaître ce monde naturel sur scène ?
Nous verrons dans quelques semaines si cette intuition s’avère pertinente : entièrement à travers des projections. En créant tout d’abord les présences essentielles de l’eau bien sûr, de ce lac d’où émerge Rusalka, et de la forêt. Nous aurons aussi des projections dans le deuxième acte qui d’une certaine façon est l’acte du « monde civilisé », mais un monde qui est entouré par la nature, isolé au milieu de la nature, et enfin, bien sûr, nous aurons des projections dans le troisième acte, celui du retour au lac et à la nature sauvage, qui n’est en fait pas exactement un retour compte tenu de l’importance décisive pour Rusalka de ce qui se passe dans le deuxième acte. Dans mon esprit, l’espace du troisième acte devient un non-espace, comme une forme de limbes, comme une chambre sombre habitée par la peur. À travers de longues séquences de films, la nature apparaîtra paisible par moments, enragée à d’autres, selon ce qui se passera dans le monde intérieur de Rusalka.
L’opéra de Dvořák ne propose pas le récit d’un seul « voyage intérieur » qui serait celui de Rusalka, mais bien plutôt deux, celui de Rusalka et celui du Prince…
C’est en effet exactement ainsi que j’envisage cette histoire. D’un côté, Rusalka est liée à la nature, la nature est si présente en elle qu’elle est elle-même une part de la nature. Et c’est celle-ci qu’elle veut abandonner. Le Prince, lui, est précisément à la recherche de cette nature dont il se sent démuni ; il cherche à la faire croître en lui avec toute l’angoisse qu’elle peut provoquer. Elle cherche à quitter l’eau du lac ; il finit par plonger en elle. Rusalka parle de la nature en nous, de l’incontrôlable en nous.
Je ne crois pas que le développement narratif sera entièrement linéaire. Et toutes les énigmes de ces voyages ne seront pas résolues.
Avant d’évoquer le « Vodnik », la personnalisation du père dont Rusalka va s’éloigner, arrêtons-nous sur les deux autres figures féminines, Jezibaba et la Princesse étrangère…
Jezibaba est typiquement un personnage de conte. Elle est une magicienne ou une sorcière qui possède des pouvoirs que les autres craignent ou recherchent. Mais elle est aussi une figure maternelle ou plus encore une forme de mère adoptive pour Rusalka et ses sœurs, les autres nymphes. Rusalka recherche pour une part son affection, tout d’abord. Et cela donne comme une dimension familiale aux liens qui unissent le Vodnik, le roi des eaux, Jezibaba, Rusalka, la sirène malheureuse, et les nymphes qui sont elles comme la part inconsciente de la nature, livrées à leurs instincts, aux forces qui sont en elles. Toutes ces figures sont archétypales et n’existent pas sans un réseau de relations entre elles.
Dans le premier acte, Rusalka demande désespérément de l’aide à Jezibaba, aide qu’elle lui apporte avec une certaine froideur. Peut-être d’ailleurs que Rusalka espère d’elle à ce moment autre chose qu’une potion : simplement de l’affection de la part d’un autre être vivant, affection qui ne lui est pas offerte. Il y a clairement une forme de cruauté chez Jezibaba. Elle est comme le gardien de l’entrée dans un autre monde possible mais accessible à un prix considérable : la perte de l’usage de la parole en échange de l’amour et la damnation pour elle et l’homme qu’elle aime si leurs sentiments changent.
D’une certaine façon, tout n’est que miroirs dans cet opéra. Tout ce qui entoure Rusalka reflète ce qui vit en elle. Cette intuition m’aide à définir le personnage de la Princesse étrangère. Présente uniquement dans le deuxième acte, elle apparaît comme une jeune femme qui cherche à détourner le prince, dont elle est elle-même amoureuse, de Rusalka. Mais j’essaierai d’éviter le cliché de la séductrice pour la considérer, dans cet univers civilisé, comme une figure en miroir de Rusalka, comme une figure fantasmée par Rusalka, comme une facette de Rusalka elle-même, de son identité, qui se détache d’elle pour détruire ses propres désirs, son existence dans le monde civilisé.
À la différence de la Princesse étrangère, Rusalka ne sait pas maîtriser les codes qui lui permettraient d’évoluer dans ce monde civilisé qui, par contraste avec les deux autres actes, sera d’une grande blancheur. Si elle a perdu les moyens de prononcer le moindre mot, cachée, la nature est là, toujours là. Dans ses émotions, la nature indomptable s’exprime.
Dans ce contexte, quelles sont les particularités de la figure du père, le Vodnik ? Le Vodnik chante souvent de loin, de la profondeur des eaux. Il est à distance ou alors il parcourt une distance comme dans le deuxième acte lorsqu’il vient constater le malheur que vit Rusalka. C’est alors la véritable première rencontre entre un père et sa fille devenue femme, alors qu’elle n’était qu’une enfant dans leur échange du premier acte. Ce qui rend ce moment dramatique plus déchirant encore.
Pour cette nouvelle production de Rusalka, vous allez proposer une histoire parallèle qui va se superposer à la narration de l’opéra. Vous allez travailler par strates successives. Ce conte sera comme le support d’une autre histoire tragique qui sera visible dans le film que vous projetterez…
C’est la richesse de cet opéra qui m’a conduite à prendre cette décision. Plusieurs actions et narrations se passeront au même moment, se rejoindront parfois. Dans cette histoire parallèle, un homme et une femme vivent des situations extrêmes qui s’inscrivent dans le développement de la narration de Rusalka. J’insiste sur le fait qu’il s’agira d’un homme et d’une femme d’aujourd’hui, et non d’un prince et d’une nymphe. En pensant à la volonté de Rusalka de fuir le lac, j’ai fait l’hypothèse que la jeune femme se retrouve dans un état psychologique qu’elle veut impérativement abandonner. Elle fuit son passé en raison d’un trauma. Quel est ce trauma ? Une relation qui a mal tourné. Une relation amoureuse à laquelle tout semblait réussir, comme celle de Rusalka et du Prince à la fin du premier acte, et qui soudainement se transforme en un enfer.
Dans le livret, il est très clair que le Prince, au début du deuxième acte, désire physiquement Rusalka. Mais elle ne comprend pas ce langage corporel, elle ne sait pas satisfaire le désir de l’homme qu’elle aime, à la différence de la Princesse étrangère qui connaît ces jeux et ces codes. Rusalka sort traumatisée par son impuissance.
Alors qu’il a toujours été, pour la femme, la figure du monde civilisé, ce monde auquel elle aspire, l’homme révèle soudainement, violemment, la nature qu’il a en lui. Cette nature en lui le surprend lui aussi, l’horrifie. Il lui semblait pouvoir la dominer, comme nous cherchons tous à le faire avec les outils ou moyens dont la société occidentale s’est dotée pour assagir nos pulsions. Il découvre que prétendre maîtriser tous les éléments qui forment la nature en nous est une chimère.
Ce surgissement de violence sexuelle chez l’homme traumatise la femme et le mène, lui, au désespoir et au suicide. Finalement il mourra dans les bras de la femme qu’il aime et qu’il a violentée. Ce qui est un écho direct à l’histoire de Rusalka où le prince veut mourir dans le lac et se dissoudre dans la nature. Une nature dont il a découvert la beauté et la profondeur, lui le chasseur, lorsqu’il s’est baigné dans le premier acte après avoir abandonné la chasse. La biche blanche a disparu et, avec la léthargie qui emporte soudainement le Prince, la volonté de domination de l’être humain. Le Prince découvre une forme de communion avec la nature. C’est une révélation.
Que vous inspire la présence de l’eau dans cet opéra ?
Elle est comme la métaphore du subconscient. Rusalka est tout d’abord dans un état d’inconscience d’elle-même et c’est cet état qu’elle va vouloir laisser derrière elle. L’eau est un miroir. La lune ne s’élève pas uniquement dans le ciel, elle descend tout autant dans le lac. Rusalka, regardant le reflet de la lune dans le lac, se découvre elle-même. L’eau libère puis finit par engloutir.