Le tango entre force et fragilité
Matias Tripodi
Deuxième grand temps fort de notre festival ARSMONDO ARGENTINE, la nouvelle production de María de Buenos Aires du compositeur Astor Piazzolla et du poète Horacio Ferrer que vous propose l’Opéra national du Rhin dans une mise en scène et une chorégraphie de Matias Tripodi vous invite à vous plonger sans retenue dans l’imaginaire du tango en découvrant le destin de cette María ensorcelante qui passe de la vie à la mort et de la mort à la vie.
Quel a été votre premier contact avec María de Buenos Aires et qu’est-ce qui nourrit votre intérêt pour cette oeuvre au point d’en proposer cette version chorégraphique ?
Je ne connaissais que vaguement la pièce avant ce projet. Quand Eva Kleinitz et Bruno Bouché m’ont proposé d’imaginer une mise en scène chorégraphique, j’ai plongé immédiatement dans son univers, au début avec quelques résistances, plus tard absolument fasciné par son texte, sa structure musicale et son histoire. L’idée m’est venue que seule la danse pouvait répondre à la densité que l’oeuvre proposait, à ses signifi cations poétiques, à ses labyrinthes. Je vis comme une grande opportunité de pouvoir axer cette mise en scène sur le mouvement. Je suis parti de l’idée de construire avec des langages chorégraphiques diff érents les enjeux que je ressentais au coeur de la poétique de la pièce.
Pensez-vous que María représente de manière métaphorique la ville de Buenos Aires ? María estelle l’accumulation des métaphores sur ce qui fait l’essence de la ville ?
La lecture de la pièce a produit chez moi plusieurs ressentis. Chaque relecture du texte m’a permis d’écarter des préjugés, des images préconçues, qui pouvaient empêcher d’apprécier les ambiguïtés et les sens multiples du livret. Nous avons toujours cette idée de María comme d’une Carmen, comme d’une prostituée, comme d’une femme qui possède une force, qui frappe explicitement les hommes et les tables (rires). Je me demande d’où ça vient… Les relectures du texte m’ont permis d’envisager d’autres interprétations de cette femme. Aujourd’hui, je vois dans ce personnage un cumul de signifi cations : oui, la ville de Buenos Aires, le tango, la milonga comme deuxième naissance de la ville, mais aussi et surtout le rôle d’une femme en souff rance, la fragilité et le destin qui s’entremêlent à la perte de sa voix, les pleurs, la mort et son irrémédiable retour. Cette persistance de María me fait penser aux victimes qui restent victimes au-delà de toute transformation de l’état des choses. Certaines figures ne changent pas. María montre ça. Et encore, elle montre que sa persistance prépare quelque part une autre victoire, future, celle de rendre possible une prise de conscience, celle de la dénonciation qui se perpétue. Nous ne pouvons pas occulter les iniquités, tôt ou tard elles remontent. Je vois dans María une force qui affirme ce fait et qui offre la victoire à un certain lieu d’expérience. Mais il n’y a pas de fin ou de résolution dans la pièce de Piazzolla et Ferrer. L’oeuvre, au coeur du XXe siècle, ne fait que montrer une boucle, un cercle vicieux, sans le résoudre. Je voudrais atteindre un certain équilibre.
Qu’est-ce que cela suscite en vous comme sentiment de présenter cette oeuvre maleva et argentine dans un grand théâtre européen ? Quel impact pensez-vous que cette oeuvre aura sur la scène européenne actuelle ?
Je ne ressens pas cette pièce forcément comme « maleva » ou « argentine ». Je la vois surtout comme une pièce énigmatique qui donne la possibilité, comme le tango lui-même, d’en montrer plusieurs aspects, de les déconstruire, de les réinventer. Sans doute ma démarche me permet-elle de m’éloigner un peu des clichés ou des images connues du tango. Expressément j’ai tenu à me distancer du rouge, des talons, et de tous ces signes qui ne sont qu’une distraction inutile en regard de ce qui se passe émotionnellement dans les corps de deux personnes portées par la musique, inventant à chaque fois une histoire. Je pense que le travail que nous avons fait avec les artistes du Ballet de l’Opéra national du Rhin permet d’affirmer que le tango est polysémique. Celui que nous vous présentons en est l’un des sens possibles.
De quelle manière la mise en scène de ce spectacle s’intègre-t-elle dans le travail chorégraphique et théorique que vous avez développé depuis votre départ de Buenos Aires ?
María de Buenos Aires m’a permis de rassembler plusieurs démarches. Pendant mes recherches chorégraphiques, j’ai utilisé autant mon système de notation pour le tango, le dessin, que mes expériences avec la vidéo. Le projet a été également l’occasion de revenir sur des images et des idées que j’avais conservées tout au long de mes années de travail comme danseur, puis comme chorégraphe et comme témoin privilégié sur d’autres projets. Je suis arrivé dans la salle de répétition de Mulhouse avec des propositions assez claires, je crois, et nous avons enrichi le travail dans un échange avec les danseurs, qui ont eu une place fondamentale dans ce projet. J’ai beaucoup apprécié leur personnalité singulière que j’ai découverte progressivement et que j’ai essayé d’inclure dans la mesure du possible. Je dois insister sur le fait que tout ce travail a été possible, d’une part grâce à toutes les expériences que j’ai acquises par le passé, d’autre part en raison de l’accompagnement des équipes artistiques qui m’ont entouré pour cette production, particulièrement Xinqi Huang, assistante à la chorégraphie, avec laquelle je travaille depuis quelques années.
Dans quel environnement esthétique situez-vous cette production de María de Buenos Aires et vous est-il possible de nous préciser l’idée fondamentale que vous décelez au coeur de la pièce de Piazzolla et Ferrer ?
L’idée matricielle de cette production a été de vouloir montrer ce que María de Buenos Aires peut nous apporter aujourd’hui, tout en respectant l’esprit qu’ont toujours défendu Piazzolla et Ferrer sur le tango. Je sens qu'il y a une résonance intime entre leurs propos et ceux que cette production défend. Pendant la période de recherche, je suis allé à la rencontre de nouveaux artistes comme de plus anciens pour me rapprocher des sentiments que cette pièce nous révèle aujourd’hui. Je dirais que nous allons affirmer une esthétique qui s’inspire du tango pour mieux le dépasser. L’esthétique de la pièce doit beaucoup à des images et des expériences de la tradition du tango de bal, des personnages anonymes qu’on y rencontre, de ses nuits, pour mieux construire ensuite quelque chose de différent. Les conversations avec Nicolás Agulló, Ana Karina Rossi, Alejandro Guyot, l’Orchestra la Grossa et l’ensemble des artistes de la production m’ont permis de trouver des équilibres entre l’histoire et mes rêves. Il m’est arrivé d’avoir la sensation de trahir la pièce alors que je tenais à respecter son sens le plus intime. Le travail a été long et parfois difficile, mais aujourd'hui je ressens quelque chose comme un grand calme, comme la possibilité d’un équilibre enfin trouvé.
UNE MARIE ARGENTINE ET UNIVERSELLE
Par Walter Romero
Nous savons que le poète Horacio Ferrer (1923-2014) fit irruption dans la vie d’Astor Piazzolla (1921-1992) au cours de l’année 1967. Ferrer devait le surprendre avec le manuscrit d'un recueil de poèmes à mettre en musique, bourré de termes neolunfardos (néo-argotiques) dont le titre provisoire était María de Buenos Aires, devenu par la suite définitif après plusieurs rencontres et discussions qui eurent lieu sur les deux rives du Río de la Plata.
Ferrer, qui avait alors trente-quatre ans, venait de publier son premier recueil de poèmes, Romancero canyengue, qui proposait une révision de la tradition de la poésie lyrique espagnole transposée dans le milieu du faubourg, de la prostitution et de la danse canyengue aux origines afro transformée par le rythme sensuel et cadencé de la picaresque du Río de la Plata. En moins d’un mois, Piazzolla réussit à finir la musique, qui incluait de vraies nouvelles instrumentations pour une écoute moderne du tango. Il s’était sans doute livré fébrile à ce travail intense pour mieux fuir – d’après ce que rapporte le journaliste Alberto Speratti 1 – plusieurs crises sentimentales et économiques qui l’affligeaient, sans parler des crises artistiques.
L’oeuvre qui précéda la création de l’« operita » (ou petit opéra) porte un titre introspectif qui reflète l’état particulier de la situation du compositeur : « Portrait de moi-même ». Toute l’effervescence que provoqua la conjonction possible entre musique et mots, grâce à un genre musical majeur tel que l’opéra, mais appliqué au tango et à la musique populaire de Buenos Aires, subjugua Piazzolla ; il ressentait par ailleurs le besoin de donner une nouvelle place à la poétique parolière urbaine et surréelle que Ferrer apportait. On sait que Piazzolla ne croyait pas à la place prépondérante que les paroles avaient eues sur la musique dans l’histoire du tango.
Le travail qu’impliquait le « petit opéra » eut une conséquence cruciale dans l’histoire de la musique populaire argentine avec la création polémique de Balada para un loco d’Astor Piazzolla et Horacio Ferrer, le 15 novembre 1969 qui obtint la deuxième place au Premier Festival ibéro-américain de la chanson mais qui, entre « coups de poings et pièces de monnaie », réussit à installer de manière définitive, le duo Piazzolla/Ferrer dans le panorama musical portègne.
María de Buenos Aires fut un réconfort : plusieurs des amis du compositeur soutiennent de façon unanime qu’à partir de cette oeuvre un Piazzolla différent naquit. À la fin de la dernière des présentations à Buenos Aires, ce fut Julián Centeya, ‒ l’un des plus grands poètes et récitants de tango, portègne pur-sang, qui accorda au petit opéra toute son admiration en reconnaissant qu’il n’avait jamais aimé la musique de Piazzolla jusqu’à l’avènement de cette miraculeuse conjonction de tango et de poésie qui évoquait – à travers le fantôme d’une María universelle – l’âme féminine et existentielle de Buenos Aires. Les sources créoles de la poétique de Horacio Ferrer relient plusieurs muses : « La musa de la mala pata » (La Muse du mauvais sort) de Nicolás Olivari, « La musa mistonga de los arrabales » (La Muse fauchée des faubourgs) de Celedonio Flores et les poèmes sordides de l’extraordinaire anthologie de Carlos de la Púa, « La crencha engrasada » (La Mèche gluante). Par ailleurs, au début des années 1960, le grand poète argentin Juan Gelman a publié, plus précisément en 1962, un recueil de poèmes clés pour l’univers du tango transposée dans la grande poésie argentine avec Gotán.
L’oeuvre propose une nouvelle poésie urbaine qui, de plus en plus et surtout dans les présentations internationales, a montré le besoin d’y inclure la danse contemporaine dont les « affinités » avec la musique de Piazzolla ont été persistantes au cours des trente dernières années.
L’univers imaginaire de Ferrer réinvente la fable de la « portégnité » autour de María, de ses duellistes et de ses protecteurs : la lutte acharnée entre le bandonéon et María, et, puis, le Lutin versus le bandonéon. Dans ces querelles se module la géographie del’amour et du manque d’amour de cette María réinventée et accompagnée d’un choeur hétéroclite constitué de marionnettes ivres de Choses, d’angelots en terre cuite, de musiciens-danseurs ambulants, de prostituées, d’hommes qui retournèrent au Mystère et des personnages typiques hantés par la tristesse qu’inspire toujours le grand compositeur, musicien et dramaturge Enrique Santos Discépolo. Tout en reprenant la polychromie de la poésie moderniste de Rubén Darío qui influença si fortement l’ensemble des paroles des tangos, Ferrer berce l’Enfant María en Clé de Non, au milieu d’un tourbillon d’événements sans une logique causale déterminée qui élèvent l’oeuvre au statut de poème dramatique avec musique et danse de tango.
Sur l’archétype d’une femme en chair et en songe, le tango dessine des invocations ancestrales d’une histoire profane qui cherche à devenir un sacrement du tango. Pour le développement de « cette ferveur de la passion », les sacrifices et les morts s’avèrent nombreux : María sera une sorte de nouvelle et différente Carmen et le bandonéon – instrument mythique de la « tanguitude » et emblème de Piazzolla qui en l’un de ses plus grands interprètes et innovateurs – saignera d’une blessure qui nourrira cette récurrente passion et résurrection canyengue.
L’oeuvre est dansée entre la naissance, la mort et la résurrection de María, comme une sorte de récit où le début et la fin se désordonnent et mutent en une histoire illusoire et cyclique : tout recommence constamment dans les rouages d’une destinée persistante et peut-être infinie.