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Fabienne Verdier, Le chant des étoiles
02/12/2022

Fabienne Verdier, Le chant des étoiles

Entretien


Propos recueillis par Louis Geisler

La plasticienne présente à Colmar l’exposition Le Chant des étoiles qui met en regard ses œuvres avec les tableaux des grands maîtres du Musée Unterlinden et se poursuit par son installation monumentale Rainbows, composée de soixante-seize toiles autour du Grand Vortex d’Unterlinden. Un parcours puissant sur la vie, la mort et la transcendance qu’investissent en décembre les artistes de l’Opéra Studio de l’OnR à l’occasion du concert « Mozart, cet inconnu ».

L’exposition Le Chant des étoiles met notamment en dialogue une sélection de vos œuvres avec des pièces majeures de la collection du Musée Unterlinden. Il y a quelques années, vous proposiez une réinterprétation de six chefs-d’œuvre de la peinture flamande du XVe siècle réalisés par Van Eyck, Van der Weyden, Marmion, Menling et Van der Goes. Quels liens entretenez-vous avec les grands maîtres du passé ?

C’est pour moi une inépuisable source d’inspiration. « Regarder, c’est comprendre », disait Paul Éluard. Je regarde beaucoup et longtemps les tableaux des maîtres anciens. Je sais que ce n’est pas très bien vu dans l’art contemporain de regarder ce qu’ont fait les anciens ou les modernes, on pense généralement qu’un artiste doit s’affranchir de ses prédécesseurs, mais je ressens le besoin, pour inventer, de regarder, d’observer, de comparer, de confronter. Je travaille à la façon d’un détecteur de métaux ou d’un portail de sécurité dans un aéroport : mon regard bipe ou est aimanté par des détails que l’on ne perçoit pas forcément de prime abord. La tension de vibration entre deux couleurs que le peintre a décidé de juxtaposer. L’énergie contenue dans telle ou telle touche de son pinceau. Le ricochet de la lumière sur tel ou tel objet peint au premier plan. La présence énigmatique d’un paysage lointain à l’arrière-plan du tableau ou bien la vitalité rafraîchissante d’un brin d’herbe ou une partie d’un corps au premier plan des compositions. Tous les détails m’intéressent et m’inspirent pour imaginer des grands formats.

Parmi vos œuvres exposées, le tableau Se de’ tormenti suoi, se de’ sospiri miei non sente il ciel pietà ! vous a été inspiré par l’air Vado, ma dove qui sera interprété au Musée Unterlinden par la soprano Lauranne Oliva lors de l’Heure lyrique « Mozart cet inconnu ». Quel rapport entretenez-vous avec la musique de Mozart ?

À la Juilliard School, à New York, au cours d’une année de résidence en 2014, j’ai eu la chance de travailler avec la grande professeure de chant lyrique Edith Wiens. En assistant à ses masterclasses avec des jeunes voix, j’ai été frappée par sa manière d’enseigner, et plus particulièrement par la façon dont elle parvient à sculpter et développer les voix, afin de révéler leurs potentiels d’expressivité. Je me suis aperçue qu’il y avait une étroite proximité entre la musicalité de la ligne mélodique chantée et la picturalité du trait dessiné ou peint. J’ai cherché à transcrire la puissance vocale que j’entendais, en insufflant l’énergie que je ressentais. J’ai réappris, avec Edith Wiens, en quoi la position et la respiration du corps en son entier pouvaient contribuer à faire chanter encore davantage les variations de mes lignes. En effet, le corps est comme un instrument vibratoire, à la fois émetteur et récepteur. Ainsi, en le travaillant à la manière du chanteur, Edith m’a mise sur le chemin d’une expression plus riche et plus intense de mon trait. En suivant les cours d’Edith sur les arias de Mozart, j’ai compris que la voix devait jaillir de tout le corps, vers une expansion dans l’espace, grâce à la verticalité du corps chantant, les phrasés dynamiques de la voix semblant alors s’élancer tels des tourbillons. Cette circulation de l’énergie, de bas en haut autour de la colonne vertébrale, m’a fait penser à un vortex mouvant, que j’ai baptisé breathcolumn. Par cette figure, la représentation picturale des mouvements de la voix était non seulement tracée dans ses séquences, ses mesures et ses phrasés, mais encore dans un flux vertical vibratoire, dynamique et continu, comme en expansion. D’où l’idée de colonne intérieure d’air vibrant, sorte de manifestation de l’âme humaine chantant l’univers et ses formes sensibles. Et il m’a semblé que cette figure archétypale du vortex conviendrait pour cette installation dans cette très grande salle d’exposition du Musée Unterlinden qui interroge la vie et la mort. Vado, ma dove ? C’est-à-dire : « Je vais, mais où ? »


Fabienne Verdier dans son atelier en préparation pour l’exposition au Musée Unterlinden de Colmar:


Quelle place occupe la musique dans votre travail ?

La musique et les musiciens ont une capacité d’abstraction qui me bouleverse. J’aurais aimé devenir musicienne, mais j’étais trop timide, alors j’ai choisi la peinture. Jankélévitch disait : « La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. » À ma modeste place de peintre, c’est aussi ce que je cherche sur la toile.

Les soixante-seize tableaux de Rainbows reprennent le motif principal d’un panneau du Retable d’Issenheim (1512-1516) de Matthias Grünewald représentant la Résurrection et l’Ascension du Christ, entouré par une auréole. Parlez-nous de votre rencontre avec cette œuvre et des origines de votre série.

En référence à la Résurrection de Grünewald, l’ensemble de l’installation propose une méditation sur le cycle de la vie et de la mort. Face au Retable, on ressent d’abord un terrassement, un désarroi, un égarement, devant la représentation magistrale et figurative d’une agonie de souffrances, de douleurs insoutenables du corps humain en décomposition, putréfaction au moment de la mort. Le rôle de l’art est peut-être de nous libérer des terreurs obsédantes de la nuit, de la mort, de notre finitude, de nous soulager de nos peurs convulsives. Nous ne pouvons être qu’émerveillés par la voie choisie par le peintre Grünewald et l’ordre des Antonins qui espéraient que les malades trouveraient réconfort et consolation de ce qu’ils pourraient ressentir dans leur chair de souffrance devant le Retable. Ils pensaient que la contemplation de la peinture pouvait agir sur les corps et esprits de douleurs, comme ayant des vertus de « quasi-médecine » sur les patients. Dans son panneau de la Résurrection, le peintre nous enseigne peut-être que nous pouvons vivre plus harmonieusement cet instant de la mort dans l’acceptation possible de la dissolution finale de notre corps matériel dans l’univers.

À l’origine des tableaux de Rainbows, il y a également un événement qui sonne comme une révélation : un arc-en-ciel formé par l’eau d’un tuyau d’arrosage dans votre jardin. Pouvez-vous nous parler de ce phénomène optique et ce qu’il a déclenché en vous ?

Les peintres sont confrontés, depuis toujours, à cette impossibilité de capter l’essence de la lumière. Ils travaillent avec des pigments qui sont de nature couvrante, alors que les couleurs du spectre de la lumière qui nous entourent de toute part sont à la fois immatérielles, fugaces, insaisissables, transparentes et en constante transformation. Une fin d’après-midi, effectivement, alors que j’arrosais le jardin à la suite d’une journée d’atelier consacrée au projet pour le Musée Unterlinden, j’ai été frappée de voir que la lumière du soleil dans mon dos venait transpercer les gouttelettes d’eau et créer autour de moi un arc iridescent de couleurs, me permettant de percevoir la réalité mouvante à travers un tout autre prisme. Comment capter sur la toile la vibration des formes et des lumières dans leurs énergies cinétiques ? À la suite de cette expérience, j’ai voulu approfondir la notion de persistance rétinienne. Étudier comment notre œil et notre cerveau perçoivent et mémorisent la réalité mouvante de ce qui nous entoure. Explorer les liens possibles entre lumière et matière. J’ai envisagé, pour l’installation dans la salle Ackerhof, la poursuite de l’intuition de Grünewald, et j’ai voulu tenter de peindre avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Le spectre de lumière est la signature de la planète Terre au sein de l’univers. Il constitue l’ADN de nos images mentales.

Les tableaux de Rainbows évoquent également le cycle stellaire. À la fin de leur vie, les étoiles enflent et s’alourdissent avant de s’effondrer sur elles-mêmes sous l’effet de la gravité puis d’exploser en supernovae qui libèrent dans l’espace sous forme de halo toute la matière qu’elles ont synthétisée durant des milliards d’années par fusion nucléaire. S’il est assez dense, ce nuage stellaire pourra s’effondrer à son tour pour donner naissance à une nouvelle étoile. Quel lien faites-vous entre ce cycle complexe, l’Ascension du Christ et le spectre lumineux de l’arc-en-ciel ?

J’ai pensé que la mort humaine pourrait s’apparenter à la mort d’une étoile. Les tableaux de cette installation sont comme des portraits qui prennent la forme de halos de lumière : icônes de consolation et allégories du passage entre la vie et la mort. Cet ensemble propose d’aborder le sujet de la représentation de la mort non plus dans sa finitude mais comme la trace d’une énergie qui se transmet aux vivants. Grünewald m’a inspirée car, dans une sorte de transmutation de l’espace, il nous fait entrer dans un lieu qui ne partage plus rien de notre vision avec la perspective euclidienne. Le tourbillon ascendant du drapé soutenant le corps du Christ changeant, corps humain qui brûle, se consume, se dissout lentement dans les anneaux d’une sphère de lumière immatérielle et vibratoire, nous ouvre à une tout autre dimension. Ce qui m’intéresse, c’est ce corps d’énergies en lévitation qui flotte, s’anéantit et s’ouvre à l’espace cosmique. J’ai imaginé avec Frédérique Goerig-Hergott, conservatrice en chef du patrimoine et commissaire de l’exposition, une installation qui puisse être à l’échelle de cette nef contemporaine, récemment construite par les architectes Herzog & de Meuron, qui souhaitaient faire de cet espace un lieu de contemplation, de silence et de vie au cœur de la ville de Colmar.

Vous avez peint Rainbows durant la pandémie. Comment cette situation dramatique et effrayante a influencé votre travail ?

La terrible pandémie de Covid, qui a coûté la vie à plusieurs millions de personnes de par le monde, a bouleversé la vie de mon atelier et transformé mon regard sur la peinture. Pendant plus de trois ans, j’ai tourné autour du panneau de la Transfiguration-Résurrection-Ascension du Retable d’Issenheim. Plusieurs de mes amis et de mes connaissances sont morts pendant cette période et leurs proches ont été privés de tout rite funéraire. Cette installation est aussi dédiée à toutes ces familles qui n’ont pas pu honorer leurs morts, quelles que soient leurs traditions, religieuses ou laïques. J’ai imaginé un lieu possible de consolation et d’apaisement.


L’exposition et son catalogue dévoilent les pages de vos carnets de travail, remplis d’images et d’annotations. Cela donne l’impression que chacune de vos œuvres est le fruit d’une longue et intense méditation qui se concrétise dans le mouvement rapide et spontané du pinceau – comme des mantras qui finiraient par imprégner et mouvoir l’outil.

Je passe en effet mes journées à travailler dans les ateliers de peinture, mais aussi dans l’atelier-bibliothèque. Ce lieu est un refuge après les séances de peinture, mais c’est aussi un laboratoire de recherche, de maturation d’idées. Ces planches, présentées également au Musée, sont extraites de mes carnets d’atelier. Elles retracent, page après page, les pensées et réflexions qui m’ont nourrie tout au long de la création du projet de cette exposition Le Chant des étoiles pour le Musée Unterlinden. Ces planches sont construites par analogies, de manière hétéroclite et foisonnante, et se composent d’esquisses, de collages d’inscriptions et de cogitations plus intimes. J’aime réunir là-dedans un chaos d’informations, de substances de réflexions parfois contradictoires, pour tourner autour d’un concept et sans doute effectivement imprégner et mouvoir l’outil comme pour ces ondes vibratoires qui se mettent en mouvement autour d’un point.

Comment imaginez-vous le chant des étoiles ?

C’est, je crois, à chaque visiteur de l’exposition d’imaginer lui-même son propre chant des étoiles. Charles Baudelaire disait dans son chapitre de L’Art romantique consacré à Richard Wagner et Lohengrin : « Dans la musique, comme dans la peinture, et même dans la parole écrite, […] il y a toujours une lacune complétée par l’imagination de l’auditeur. » Toute l’installation se présente comme une œuvre totale destinée à marquer physiquement et émotionnellement le spectateur dans une marche en immersion dans le chant des étoiles, sorte de chant de notre humanité.

Propos recueillis par Louis Geisler en 2022